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HISTORIQUE DE L’HOMME QUI RIT

conception la plus spiritualiste. Dans cette œuvre, lui, l’artiste complet et souverain, l’admirateur triomphal de toutes les splendeurs plastiques, de toutes les révélations des sens, de toutes les harmonies et de toutes les floraisons de la substance, il prend pour héroïne Dea, une aveugle, debout sur le seuil du surnaturel, qui n’aperçoit que l’âme, et qui aime un héros monstre. Réalisation sublime du vieux conte de fées, la Belle et la Bête ! Pure et sainte exaltation de l’immatériel ! Protestation suprême contre la sanglante ironie de la destinée, qui donne la laideur physique pour expression à la beauté morale ! La poésie vengeresse crève les yeux à l’Éternel féminin. L’iniquité absolue est abolie. L’Éden est reconstruit par deux damnés. Ces deux négations de la forme s’unissent en une idéale affirmation du bonheur. Puis, sous la superbe figure de Josiane, la chimère ressaisit sa proie. La loi terrestre, la loi d’ombre et de douleur s’accomplit : « Il y a un bas-relief antique qui représente le sphinx mangeant un amour ; les ailes du doux être céleste saignent entre ces dents féroces et souriantes. »

La toute-puissance créatrice du poète s’affirme d’autre part en ce que, d’un seul élan, il vous emporte au cœur d’un monde nouveau.

Dès la première page, on se sent distinctement dans l’atmosphère de son génie. Les mots, la langue, le style, semblent tout neufs, et pétris tout exprès de sa vie et de son âme pour susciter des phénomènes inouïs, des sensations et des idées inconnues.

Opinion nationale
Jules Levallois.

L’auteur, et c’est selon nous un trait de génie, a personnifié l’aristocratie anglaise du dix-septième siècle dans une femme, la duchesse Josiane. Ce trait est doublement profond. L’intuition qu’avait eue Juvénal, Victor Hugo l’a élucidée…

En face de Josiane, Gwynplaine. L’homme qui tiendra tête un jour à la Chambre des lords exaspérée, affolée de colère, est déjà tout entier dans l’enfant abandonné qui va droit devant lui, malgré la solitude, la nuit, la tempête, la neige, et qui, au fond du malheur, à l’extrême degré du dénuement et du désespoir, trouve moyen de réchauffer, de sauver une créature plus petite, plus faible que lui. À coup sûr, il y a bien des scènes touchantes, émouvantes, originales, extraordinaires, dans l’Homme qui Rit ; mais je n’y ai rien trouvé qui m’ait causé une impression plus intense que ces deux points culminants, ces deux sommets de la grandeur morale, gravis, l’un par l’enfant, l’autre par l’homme, avec un égal courage : la nuit de l’abandon, la séance de la Chambre des lords. Je n’y admire pas seulement deux morceaux de premier ordre ; j’y vois surtout deux situations extrêmes, capitales, harmonieusement reliées, en vertu d’une conception profonde, par la science du maître…

Victor Hugo a persisté à ne négliger, à ne sacrifier aucune des parties, aucun des aspects de la vérité humaine. L’étendue et la plénitude de la conception, la sûreté et l’impartialité du coup d’œil jeté par le maître sur la société, sur la nature, ont déterminé chez lui ce procédé large, vaste, qui embrasse en quelque sorte l’univers et l’attache, non seulement à tout englober, mais aussi à tout pondérer.

Le Temps
X. Feyrnet.

… Il se peut raconter en une heure au coin du feu. Sa donnée en est presque celle d’une légende ou d’un conte. La féerie en est absente, mais il touche à l’extraordinaire ; les simples et les ignorants en seront charmés et attendris. Ce que le génie de l’écrivain, ce que sa force prodigieuse d’imagination a tiré de cette donnée a de quoi émerveiller les hommes les moins faciles à l’étonnement. Je ne crois pas que M. Victor Hugo ait frappé aucune de ses œuvres précédentes en prose d’une aussi vigoureuse et magistrale empreinte, et l’ait marquée à ce point du caractère de la grandeur…

Que s’il se trouve des gens timides tentés de crier à M. Victor Hugo : « Moins grand ! Moins grand ! », qu’ils se disent que cet excès-là est devenu bien rare, peu d’hommes en étant capables, et, lorsque par hasard ils le rencontrent, qu’ils se résignent et lui fassent grâce, en songeant à cette effroyable quantité d’œuvres qui n’ont, elles, d’autres excès que celui du petit et du médiocre…