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HISTORIQUE DE L’HOMME QUI RIT

cles comme un Hercule, sobre d’épithètes et d’ornements, il emploie toujours le mot juste et qui frappe, et le met à une place décisive…

… Pourquoi donc — car il faut aborder la question brutalement et résolument — pourquoi donc l’Homme qui Rit n’a-t-il pu du premier coup devenir populaire, comme la Légende des Siècles ou Notre-Dame de Paris ? Ayons le courage de dire toute notre pensée, car le mensonge n’a jamais servi a rien ni à personne.

Victor Hugo, pour les nobles causes, est resté exilé, et l’exil a été fatal pour lui plus qu’il ne l’a été pour qui que ce soit au monde. Le mot de Voltaire : « Faites tous vos vers à Paris », semble avoir été écrit pour lui plus que pour personne, et Victor Hugo avait besoin de Paris autant que Paris avait besoin de lui…

Celui qui, dans l’Homme qui Rit, a écrit le chapitre intitulé : la Titane, est bien aussi né géant et titan ; enjamber les abîmes, brûler sa chevelure aux comètes, déranger pour passer les chariots d’astres, effrayer les tonnerres en parlant plus haut qu’eux, avoir dans son regard les fournaises des enfers et les sérénités des mille azurs célestes, voilà ce qui lui est naturel. Mais comme à Paris tout le monde subit Paris, l’esprit, les nécessités et les convenances de Paris, lorsqu’il était ici, force lui était bien de se baisser à notre taille, d’adoucir sa voix pour que nous puissions entendre, et de modérer la flamme de ses yeux pour que nous n’en soyons pas consumés.

Dans l’exil, malheureusement, il n’en a pas été ainsi. En face des cieux, des mers, des rochers qui sont aussi des géants et des dieux, le poète n’a plus songé à se rapetisser, à se contraindre, il a naïvement étiré ses membres pour se trouver plus à l’aise, et, tout doucement, il a repris sa taille de colosse.

Traduction du Courrier de l’Europe.
Algernon Charles Swinburne.

… Pour apprécier dignement ce livre, écartons la lampe du réalisme et lisons-le sous les rayons ensoleillés de l’imagination du poète se réfléchissant sur la nôtre. Par là seulement nous le verrons tel qu’il est. Sa beauté, sa portée sont idéales. L’œuvre a en elle-même une certaine qualité dont, pour ainsi dire, l’empreignent les éléments. Elle est grande parce qu’elle traite grandement de grandes scènes émouvantes. C’est une pièce où n’agissent pas seulement des êtres humains, mais où vent et mer, tonnerre et clair de lune ont des rôles à remplir. Et ce n’est pas tout : l’œuvre même participe de la nature de ces choses, agitée qu’elle est du souffle vital des éléments. Cela vous transperce et secoue jusqu’aux plus profondes fibres du cœur. Cela saisit et étreint l’esprit, telle Pallas tordant la chevelure d’Achille…

Ce n’est point chose facile que de parler des derniers chapitres du livre, cela est divin, impalpable, indéfinissable. Il faut que j’emprunte l’expression qui me manque : « Traînée d’étoiles ! Pleurs immortels ! », ou, pour citer Shakespeare après Carlyle : « C’est tout ce qu’il y a de plus délicieusement doux et triste ». En fait de pathétique, la poésie d’Eschyle n’est pas plus celle de Dante, et celle de Dante pas plus celle de Shakespeare que celle de tous ces génies réunis n’est celle de Victor Hugo. Tout maître de l’art possède un secret particulier pour ouvrir la source des pleurs ou de ce plaisir à la fois vif et mélancolique qui réside au-dessus et au-dessous de la région des pleurs

De quel côté devons-nous donc ranger le plus grand poète du siècle ? Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Je ne crois pas qu’il ait jamais d’une main plus sûre tiré du clavier de la douleur des notes aussi profondes. Son œuvre ne renferme pas de beauté plus céleste. Et cependant — ou peut-être est-ce là la véritable cause — chaque mot a la vibration de l’émotion terrestre. Mais à travers le tout — mieux qu’au-dessus de tout — perce et monte une note d’une divine tendresse, effusion suprême de la pitié qui, avant nous, a rendu fou plus d’un sage…

Avant tout, du moins, ayons le bon sens d’en jouir et la gracieuseté de nous en montrer reconnaissant. C’est assez que le livre soit grand et héroïque, tendre et fort, — plein d’un bout à l’autre d’amour divin et passionné, d’une sainte et ardente pitié pour tous ceux qui souffrent par la faute des hommes — plein également de grâce lyrique et de force lyrique.

Je me contente donc d’être tout simplement heureux et reconnaissant — et c’est dans cette simplicité d’esprit que j’accepte ce livre