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RELIQUAT DE L’HOMME QUI RIT

pays, sans cesse balayé, on pourrait dire râpe par le vent de mer, était une lande déserte. Ce pays fauve était magnifique.

La formation géologique de Portland, vaste alluvion où le déluge a laissé des tours et des bastions tout dessinés, a par endroits un tel aspect de citadelle et de forteresse que les soldats aujourd’hui en garnison sur ces crêtes y ont, pour compléter le trompe-l’œil, ajouté des créneaux.

La grande architecture naturelle, que nous appelons montagne en plaine et littoral en mer, est extraordinaire en Angleterre. Le littoral, c’est le rempart de la terre construit par l’océan avec le granit pour matière première et l’eau pour outil. L’Angleterre semble voulue de toute éternité tant elle est bien bâtie dans la mer et par la mer.

Selon la roche, cette architecture varie. Un des plus curieux spécimens de la construction océanique, c’est cette baie de Portland. La pierre dont est fait ce profond golfe n’est pas pour la mer une pierre commode à manier. Les vagues y travaillent sans cesse ; mais cette pierre leur résiste et ne se laisse point pétrir. Rien de persévérant comme la houle, rien de persistant comme le rocher. De là ces monstrueux chefs-d’œuvre, pleins d’infini, où l’océan dépense ses flots et l’éternité ses siècles.

Le granit est souvent irréductible, et il ne faut pas croire que l’océan en vienne toujours à bout ; telle roche, immergée au large sous l’écume depuis des millions d’années, a encore à cette heure sa forme primitive, et la maintient, quelle que soit la puissance de la goutte d’eau.

L’angle droit domine dans la baie de Portland. La falaise de Portland est bizarre, tant elle est correcte. Dans l’océan le régulier est singulier. Cette falaise ne se laisse imposer par le flot aucune forme de caprice. Elle a en elle une géométrie que la mer dégage, mais ne modifie pas. Les coups d’équinoxe, les paquets de mer, les remous, les ressacs, peuvent entamer cette roche, non la sculpter. Les lames viennent avec leur scie, le flot vient avec son marteau ; peine perdue. La pierre de Portland livre ses blocs et garde ses lignes. Le flot, en désagrégeant ce qu’elle a de friable, ne fait que mettre à nu ce qu’elle a d’éternel. Il débarrasse de leur gangue ces rectangles latents et ces parallélismes mystérieux. Il évide et livre au regard les édifices prémédités et ignorés, contenus dans cette masse. Ce qui est pâte se délaie, ce qui est ossature se maintient. Grâce à la goutte d’eau ressaisissant le grain de sable, grâce à l’onde liquéfiant la pétrification, ces immuables épures enfouies sortent de la vase durcie du déluge, redevenue boue de l’océan. Elles sont intactes et vierges ; elles ont le neuf de l’éternité. Ces édifices sont tous du même ordre ; leur mathématique est imperturbable ; on y sent une équerre inconnue ; là est presque visible l’immense fil à plomb que tient la main secrète. Les torsions, il y en a, révèlent des cataclysmes ; pour la moindre obliquité il a fallu un tremblement de terre. Dans toutes les mers et sur tous les points de la circumnavigation, on trouve de ces bâtisses exactes, profond ouvrage du flot ; car si dans l’océan il y a un Piranèse, il y a aussi un Vignole. Seulement c’est un Vignole énorme, plus étrusque qu’italien, plus pélasgique qu’étrusque et plus égyptien que pélasgique. Ces colonnades, ces frontons, ces entablements façonnés par l’écume, étonnent. Une cathédrale gothique surprend moins, sortant de la mer, qu’un temple grec. La baie de Douarnenez, avec ses pignons, ses flèches et ses ogives, est moins extraordinaire que la baie de Portland avec ses étraves et ses architraves.