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URSUS.

il avait sa manière à lui de les applaudir. Un jour que Jacques II donna en don à la Vierge d’une chapelle catholique irlandaise une lampe d’or massif, Ursus, qui passait par là, avec Homo, plus indifférent, éclata en admiration devant tout le peuple, et s’écria : « Il est certain que la sainte Vierge a bien plus besoin d’une lampe d’or que les petits enfants que voilà pieds nus n’ont besoin de souliers. »

De telles preuves de sa « loyauté » et l’évidence de son respect pour les puissances établies ne contribuèrent probablement pas peu à faire tolérer par les magistrats son existence vagabonde et sa mésalliance avec un loup. Il laissait quelquefois le soir, par faiblesse amicale, Homo se détirer un peu les membres et errer en liberté autour de la cahute ; le loup était incapable d’un abus de confiance, et se comportait « en société », c’est-à-dire parmi les hommes, avec la discrétion d’un caniche ; pourtant, si l’on eût eu affaire à des alcades de mauvaise humeur, cela pouvait avoir des inconvénients ; aussi Ursus maintenait-il, le plus possible, l’honnête loup enchaîné. Au point de vue politique, son écriteau sur l’or, devenu indéchiffrable, et d’ailleurs peu intelligible, n’était autre chose qu’un barbouillage de façade et ne le dénonçait point. Même après Jacques II, et sous le règne « respectable » de Guillaume et Marie, les petites villes des comtés d’Angleterre pouvaient voir rôder paisiblement sa carriole. Il voyageait librement, d’un bout de la Grande-Bretagne à l’autre, débitant ses philtres et ses fioles, faisant, de moitié avec son loup, ses mômeries de médecin de carrefour, et il passait avec aisance à travers les mailles du filet de police tendu à cette époque par toute l’Angleterre pour éplucher les bandes nomades, et particulièrement pour arrêter au passage les « comprachicos ».

Du reste, c’était juste. Ursus n’était d’aucune bande. Ursus vivait avec Ursus ; tête-à-tête de lui-même avec lui-même dans lequel un loup fourrait gentiment son museau. L’ambition d’Ursus eût été d’être caraïbe ; ne le pouvant, il était celui qui est seul. Le solitaire est un diminutif du sauvage, accepté par la civilisation. On est d’autant plus seul qu’on est errant. De là son déplacement perpétuel. Rester quelque part lui semblait de l’apprivoisement. Il passait sa vie à passer son chemin. La vue des villes redoublait en lui le goût des broussailles, des halliers, des épines, et des trous dans les rochers. Son chez-lui était la forêt. Il ne se sentait pas très dépaysé dans le murmure des places publiques assez pareil au brouhaha des arbres. La foule satisfait dans une certaine mesure le goût qu’on a du désert. Ce qui lui déplaisait dans cette cahute, c’est qu’elle avait une porte et des fenêtres et qu’elle ressemblait à une maison. Il eût atteint son idéal s’il eût pu mettre une caverne sur quatre roues, et voyager dans un antre.

Il ne souriait pas, nous l’avons dit, mais il riait ; parfois, fréquemment