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GWYNPLAINE EST DANS LE JUSTE...

leur liberté. Les pairs peuvent dire non. Et la preuve, c’est qu’ils l’ont dit. Les pairs peuvent couper la tête au roi, le peuple point. Le coup de hache à Charles Ier est un empiétement, non sur le roi, mais sur les pairs, et l’on a bien fait de mettre aux fourches la carcasse de Cromwell. Les lords ont la puissance, pourquoi ? parce qu’ils ont la richesse. Qui est-ce qui a feuilleté le Doomsday-book ? C’est la preuve que les lords possèdent l’Angleterre, c’est le registre des biens des sujets dressé sous Guillaume le Conquérant, et il est sous la garde du chancelier de l’échiquier. Pour y copier quelque chose, on paie quatre sous par ligne. C’est un fier livre. Sais-tu que j’ai été docteur domestique chez un lord qui s’appelait Marmaduke et qui avait neuf cent mille francs de France de rente par an ! Tire-toi de là, affreux crétin. Sais-tu que rien qu’avec les lapins des garennes du comte Lindsey on nourrirait toute la canaille des Cinq ports ! Aussi frottez-vous-y. On y met bon ordre. Tout braconnier est pendu. Pour deux longues oreilles poilues qui passaient hors de sa gibecière, j’ai vu accrocher à la potence un père de six enfants. Telle est la seigneurie. Le lapin d’un lord est plus que l’homme du bon Dieu. Les seigneurs sont, entends-tu, maraud ? et nous devons le trouver bon. Et puis si nous le trouvons mauvais, qu’est-ce que cela leur fait ? Le peuple faisant des objections ! Plaute lui-même n’approcherait pas de ce comique. Un philosophe serait plaisant s’il conseillait à cette pauvre diablesse de multitude de se récrier contre la largeur et la lourdeur des lords. Autant faire discuter par la chenille la patte de l’éléphant. J’ai vu un jour un hippopotame marcher sur une taupinière ; il écrasait tout ; il était innocent. Il ne savait même pas qu’il y eût des taupes, ce gros bonasse de mastodonte. Mon cher, des taupes qu’on écrase, c’est le genre humain. L’écrasement est une loi. Et crois-tu que la taupe elle-même n’écrase rien ? Elle est le mastodonte du ciron, qui est le mastodonte du volvoce. Mais ne raisonnons pas. Mon garçon, les carrosses existent. Le lord est dedans, le peuple est sous la roue, le sage se range. Mets-toi de côté, et laisse passer. Quant à moi, j’aime les lords, et je les évite. J’ai vécu chez un. Cela suffit à la beauté de mes souvenirs. Je me rappelle son château, comme une gloire dans un nuage. Moi, mes rêves sont en arrière. Rien de plus admirable que Marmaduke-lodge pour la grandeur, la belle symétrie, les riches revenus, les ornements et les accompagnements de l’édifice. Du reste, les maisons, hôtels et palais des lords offrent un recueil de ce qu’il y a de plus grand et magnifique dans ce florissant royaume. J’aime nos seigneurs. Je les remercie d’être opulents, puissants et prospères. Moi qui suis vêtu de ténèbres, je vois avec intérêt et plaisir cet échantillon de l’azur céleste qu’on appelle un lord. On entrait à Marmaduke-lodge par une cour extrêmement spacieuse, qui faisait un carré long partagé en huit carreaux, fermés de