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L'HOMME QUI RIT

De là des redoublements d’amour entre Dea et Gwynplaine, et Ursus s’étonnait de son insuccès, un peu comme quelqu’un qui dirait :

— C’est singulier, j’ai beau jeter de l’huile sur le feu, je ne parviens pas à l’éteindre.

Les éteindre, moins même, les refroidir, le voulait-il ? non certes. Il eût été bien attrapé s’il avait réussi. Au fond, cet amour, flamme pour eux, chaleur pour lui, le ravissait.

Mais il faut bien taquiner un peu ce qui nous charme. Cette taquinerie-là, c’est ce que les hommes appellent la sagesse.

Ursus avait été pour Gwynplaine et Dea à peu près père et mère. Tout en murmurant, il les avait élevés ; tout en grondant, il les avait nourris. Cette adoption ayant fait la cahute roulante plus lourde, il avait dû s’atteler plus fréquemment avec Homo pour la traîner.

Disons que, les premières années passées, quand Gwynplaine fut presque grand et Ursus tout à fait vieux, ç’avait été le tour de Gwynplaine de traîner Ursus.

Ursus, en voyant grandir Gwynplaine, avait tiré l’horoscope de sa difformité. — On a fait ta fortune, lui avait-il dit.

Cette famille d’un vieillard, de deux enfants et d’un loup, avait formé, tout en rôdant, un groupe de plus en plus étroit.

La vie errante n’avait pas empêché l’éducation. Errer, c’est croître, disait Ursus. Gwynplaine étant évidemment fait pour être « montré dans les foires », Ursus avait cultivé en lui le saltimbanque, et dans ce saltimbanque il avait incrusté de son mieux la science et la sagesse. Ursus, en arrêt devant le masque ahurissant de Gwynplaine, grommelait : « Il a été bien commencé. » C’est pourquoi il l’avait complété par tous les ornements de la philosophie et du savoir.

Il répétait souvent à Gwynplaine : « Sois un philosophe. Être sage, c’est être invulnérable. Tel que tu me vois, je n’ai jamais pleuré. Force de ma sagesse. Crois-tu que, si j’avais voulu pleurer, j’aurais manqué d’occasion ? »

Ursus, dans ses monologues écoutés par le loup, disait : « J’ai enseigné à Gwynplaine Tout, y compris le latin, et à Dea Rien, y compris la musique. »

Il leur avait appris à tous deux à chanter. Il avait lui-même un joli talent sur la muse de blé, une petite flûte de ce temps-là. Il en jouait agréablement, ainsi que de la chiffonie, sorte de vielle de mendiant, que la chronique de Bertrand Duguesclin qualifie « instrument truand », et qui est le point de départ de la symphonie. Ces musiques attiraient le monde. Ursus montrait à la foule sa chiffonie et disait : « En latin, organistrum. »

Il avait enseigné à Dea et à Gwynplaine le chant selon la méthode d’Orphée et d’Égide Binchois. Il lui était arrivé plus d’une fois de couper les