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L'HOMME QUI RIT

nom. Le matin même du jour où il avait constaté le défigurement du petit garçon et la cécité de la petite fille, il avait demandé : — Boy, comment t’appelles-tu ? — Et le garçon avait répondu : — On m’appelle Gwynplaine.

— Va pour Gwynplaine, avait dit Ursus.

Dea assistait Gwynplaine dans ses exercices.

Si la misère humaine pouvait être résumée, elle l’eût été par Gwynplaine et Dea. Ils semblaient être nés chacun dans un compartiment du sépulcre ; Gwynplaine dans l’horrible, Dea dans le noir. Leurs existences étaient faites avec des ténèbres d’espèce différente, prises dans les deux côtés formidables de la nuit. Ces ténèbres, Dea les avait en elle et Gwynplaine les avait sur lui. Il y avait du fantôme dans Dea et du spectre dans Gwynplaine. Dea était dans le lugubre, et Gwynplaine dans le pire. Il y avait pour Gwynplaine voyant une possibilité poignante qui n’existait pas pour Dea aveugle : se comparer aux autres hommes. Or, dans une situation comme celle de Gwynplaine, en admettant qu’il cherchât à s’en rendre compte, se comparer, c’était ne plus se comprendre. Avoir, comme Dea, un regard vide d’où le monde est absent, c’est une suprême détresse, moindre pourtant que celle-ci : être sa propre énigme ; sentir aussi quelque chose d’absent qui est soi-même ; voir l’univers et ne pas se voir. Dea avait un voile, la nuit, et Gwynplaine avait un masque, sa face. Chose inexprimable, c’était avec sa propre chair que Gwynplaine était masqué. Quel était son visage, il l’ignorait. Sa figure était dans l’évanouissement. On avait mis sur lui un faux lui-même. Il avait pour face une disparition. Sa tête vivait et son visage était mort. Il ne se souvenait pas de l’avoir vu. Le genre humain, pour Dea comme pour Gwynplaine, était un fait extérieur ; ils en étaient loin ; elle était seule, il était seul ; l’isolement de Dea était funèbre, elle ne voyait rien ; l’isolement de Gwynplaine était sinistre, il voyait tout. Pour Dea, la création ne dépassait point l’ouïe et le toucher ; le réel était borné, limité, court, tout de suite perdu ; elle n’avait pas d’autre infini que l’ombre. Pour Gwynplaine, vivre, c’était avoir à jamais la foule devant soi et hors de soi. Dea était la proscrite de la lumière ; Gwynplaine était le banni de la vie. Certes, c’étaient là deux désespérés. Le fond de la calamité possible était touché. Ils y étaient, lui comme elle. Un observateur qui les eût vus eût senti sa rêverie s’achever en une incommensurable pitié. Que ne devaient-ils pas souffrir ? Un décret de malheur pesait visiblement sur ces deux créatures humaines, et jamais la fatalité, autour de deux êtres qui n’avaient rien fait, n’avait mieux arrangé la destinée en torture et la vie en enfer.

Ils étaient dans un paradis.

Ils s’aimaient.

Gwynplaine adorait Dea. Dea idolâtrait Gwynplaine.

— Tu es si beau ! lui disait-elle.