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HAÏR EST AUSSI FORT QU’AIMER.

licorne sculptés. De Hunkerville house, par le vent d’est, on entendait le carillon de Sainte-Marylebone. Corleone-lodge était un palais florentin en brique et en pierre avec colonnades de marbre, bâti sur pilotis à Windsor, au bout du pont de bois, et ayant une des plus superbes cours d’honneur de l’Angleterre.

Dans ce dernier palais, contigu au château de Windsor, Josiane était à portée de la reine. Josiane s’y plaisait néanmoins.

Presque rien au dehors, toute en racines, telle était l’influence de Barkilphedro sur la reine. Rien de plus difficile à arracher que ces mauvaises herbes de cour ; elles s’enfoncent très avant et n’offrent aucune prise extérieure. Sarcler Roquelaure, Triboulet ou Brummel, est presque impossible.

De jour en jour, et de plus en plus, la reine Anne prenait en gré Barkilphedro.

Sarah Jennings est célèbre ; Barkilphedro est inconnu ; sa faveur resta obscure. Ce nom, Barkilphedro, n’est pas arrivé jusqu’à l’histoire. Toutes les taupes ne sont pas prises par le taupier.

Barkilphedro, ancien candidat clergyman, avait un peu étudié tout ; tout effleuré donne pour résultat rien. On peut être victime de l’omnis res scibilis. Avoir sous le crâne le tonneau des Danaïdes, c’est le malheur de toute une race de savants qu’on peut appeler les stériles. Ce que Barkilphedro avait mis dans son cerveau l’avait laissé vide.

L’esprit, comme la nature, a horreur du vide. Dans le vide, la nature met l’amour ; l’esprit, souvent, y met la haine. La haine occupe.

La haine pour la haine existe. L’art pour l’art est dans la nature, plus qu’on ne croit.

On hait. Il faut bien faire quelque chose.

La haine gratuite, mot formidable. Cela veut dire la haine qui est à elle-même son propre paiement.

L’ours vit de se lécher la griffe.

Indéfiniment, non. Cette griffe, il faut la ravitailler. Il faut mettre quelque chose dessous.

Haïr indistinctement est doux et suffit quelque temps ; mais il faut finir par avoir un objet. Une animosité diffuse sur la création épuise, comme toute jouissance solitaire. La haine sans objet ressemble au tir sans cible. Ce qui intéresse le jeu, c’est un cœur à percer.

On ne peut pas haïr uniquement pour l’honneur. Il faut un assaisonnement, un homme, une femme, quelqu’un à détruire.

Ce service d’intéresser le jeu, d’offrir un but, de passionner la haine en la fixant, d’amuser le chasseur par la vue de la proie vivante, de faire espérer au guetteur le bouillonnement tiède et fumant du sang qui va couler,