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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

trois soldats tombèrent l’un après l’autre sous son créneau sans l’avoir même aperçu ; Marius combattait à découvert. Il se faisait point de mire. Il sortait du sommet de la redoute plus qu’à mi-corps. Il n’y a pas de plus violent prodigue qu’un avare qui prend le mors aux dents ; il n’y a pas d’homme plus effrayant dans l’action qu’un songeur. Marius était formidable et pensif. Il était dans la bataille comme dans un rêve. On eût dit un fantôme qui fait le coup de fusil.

Les cartouches des assiégés s’épuisaient ; leurs sarcasmes non. Dans ce tourbillon du sépulcre où ils étaient, ils riaient.

Courfeyrac était nu-tête.

— Qu’est-ce que tu as donc fait de ton chapeau ? lui demanda Bossuet.

Courfeyrac répondit :

— Ils ont fini par me l’emporter à coups de canon.

Ou bien ils disaient des choses hautaines.

— Comprend-on, s’écriait amèrement Feuilly, ces hommes — (et il citait les noms, des noms connus, célèbres même, quelques-uns de l’ancienne armée) — qui avaient promis de nous rejoindre et fait serment de nous aider, et qui s’y étaient engagés d’honneur, et qui sont nos généraux, et qui nous abandonnent !

Et Combeferre se bornait à répondre avec un grave sourire :

— Il y a des gens qui observent les règles de l’honneur comme on observe les étoiles, de très loin.

L’intérieur de la barricade était tellement semé de cartouches déchirées qu’on eût dit qu’il y avait neigé.

Les assaillants avaient le nombre ; les insurgés avaient la position. Ils étaient au haut d’une muraille, et ils foudroyaient à bout portant les soldats trébuchant dans les morts et les blessés et empêtrés dans l’escarpement. Cette barricade, construite comme elle l’était et admirablement contrebutée, était vraiment une de ces situations où une poignée d’hommes tient en échec une légion. Cependant, toujours recrutée et grossissant sous la pluie de balles, la colonne d’attaque se rapprochait inexorablement, et maintenant, peu à peu, pas à pas, mais avec certitude, l’armée serrait la barricade comme la vis le pressoir.

Les assauts se succédèrent. L’horreur alla grandissant.

Alors éclata, sur ce tas de pavés, dans cette rue de la Chanvrerie, une lutte digne d’une muraille de Troie. Ces hommes hâves, déguenillés, épuisés, qui n’avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures, qui n’avaient pas dormi, qui n’avaient plus que quelques coups à tirer, qui rataient leurs poches vides de cartouches, presque tous blessés, la tête ou le bras bandé d’un linge rouillé et noirâtre, ayant dans leurs habits des trous d’où le sang