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LES MORTS ONT RAISON…

penseur de voir l’ombre sur l’âme humaine, et de tâter dans les ténèbres, sans pouvoir le réveiller, le progrès endormi.

Dieu est peut-être mort, disait un jour à celui qui écrit ces lignes Gérard de Nerval, confondant le progrès avec Dieu, et prenant l’interruption du mouvement pour la mort de l’Être.

Qui désespère a tort. Le progrès se réveille infailliblement, et, en somme, on pourrait dire qu’il a marché, même endormi, car il a grandi. Quand on le revoit debout, on le retrouve plus haut. Être toujours paisible, cela ne dépend pas plus du progrès que du fleuve ; n’y élevez point de barrage, n’y jetez pas de rocher ; l’obstacle fait écumer l’eau et bouillonner l’humanité. De là des troubles ; mais après ces troubles, on reconnaît qu’il y a du chemin de fait. Jusqu’à ce que l’ordre, qui n’est autre chose que la paix universelle, soit établi, jusqu’à ce que l’harmonie et l’unité règnent, le progrès aura pour étapes les révolutions.

Qu’est ce donc que le Progrès ? Nous venons de le dire. La vie permanente des peuples.

Or, il arrive quelquefois que la vie momentanée des individus fait résistance à la vie éternelle du genre humain.

Avouons-le sans amertume, l’individu a son intérêt distinct, et peut sans forfaiture stipuler pour cet intérêt et le défendre ; le présent a sa quantité excusable d’égoïsme ; la vie momentanée a son droit, et n’est pas tenue de se sacrifier sans cesse à l’avenir. La génération qui a actuellement son tour de passage sur la terre n’est pas forcée de l’abréger pour les générations, ses égales après tout, qui auront leur tour plus tard. — J’existe, murmure ce quelqu’un qui se nomme Tous. Je suis jeune et je suis amoureux, je suis vieux et je veux me reposer, je suis père de famille, je travaille, je prospère, je fais de bonnes affaires, j’ai des maisons à louer, j’ai de l’argent sur l’état, je suis heureux, j’ai femme et enfants, j’aime tout cela, je désire vivre, laissez-moi tranquille. — De là, à de certaines heures, un froid profond sur les magnanimes avant-gardes du genre humain.

L’utopie d’ailleurs, convenons-en, sort de sa sphère radieuse en faisant la guerre. Elle, la vérité de demain, elle emprunte son procédé, la bataille, au mensonge d’hier. Elle, l’avenir, elle agit comme le passé. Elle, l’idée pure, elle devient voie de fait. Elle complique son héroïsme d’une violence dont il est juste qu’elle réponde ; violence d’occasion et d’expédient, contraire aux principes, et dont elle est fatalement punie. L’utopie insurrection combat, le vieux code militaire au poing ; elle fusille les espions, elle exécute les traîtres, elle supprime des êtres vivants et les jette dans les ténèbres inconnues. Elle se sert de la mort, chose grave. Il semble que l’utopie n’ait plus foi dans le rayonnement, sa force irrésistible et incorruptible. Elle frappe