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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

faste. Jamais on ne me voit avec des habits chamarrés d’or et de pierreries ; je laisse ce faux éclat aux âmes mal organisées.

Ici les cris profonds qui venaient du côté des halles éclatèrent avec un redoublement de cloche et de rumeur.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda l’enfant.

Le père répondit :

— Ce sont des saturnales.

Tout à coup, il aperçut les deux petits déguenillés, immobiles derrière la maisonnette verte des cygnes.

— Voilà le commencement, dit-il.

Et après un silence il ajouta :

— L’anarchie entre dans ce jardin.

Cependant le fils mordit la brioche, la recracha, et brusquement se mit à pleurer.

— Pourquoi pleures-tu ? demanda le père.

— Je n’ai plus faim, dit l’enfant.

Le sourire du père s’accentua.

— On n’a pas besoin de faim pour manger un gâteau.

— Mon gâteau m’ennuie. Il est rassis.

— Tu n’en veux plus ?

— Non.

Le père lui montra les cygnes.

— Jette-le à ces palmipèdes.

L’enfant hésita. On ne veut plus de son gâteau ; ce n’est pas une raison pour le donner.

Le père poursuivit :

— Sois humain. Il faut avoir pitié des animaux.

Et, prenant à son fils le gâteau, il le jeta dans le bassin.

Le gâteau tomba assez près du bord.

Les cygnes étaient loin, au centre du bassin, et occupés à quelque proie.

Ils n’avaient vu ni le bourgeois, ni la brioche.

Le bourgeois, sentant que le gâteau risquait de se perdre, et ému de ce naufrage inutile, se livra à une agitation télégraphique qui finit par attirer l’attention des cygnes.

Ils aperçurent quelque chose qui surnageait, virèrent de bord comme des navires qu’ils sont, et se dirigèrent vers la brioche lentement, avec la majesté béate qui convient à des bêtes blanches.

— Les cygnes comprennent les signes, dit le bourgeois, heureux d’avoir de l’esprit.

En ce moment le tumulte lointain de la ville eut encore un grossissement