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COMMENT DE FRÈRE ON DEVIENT PÈRE.

leur éclipse l’âme. C’est là une famille d’esprits, à la fois petits et grands. Horace en était, Gœthe en était, La Fontaine peut-être ; magnifiques égoïstes de l’infini, spectateurs tranquilles de la douleur, qui ne voient pas Néron s’il fait beau, auxquels le soleil cache le bûcher, qui regarderaient guillotiner en y cherchant un effet de lumière, qui n’entendent ni le cri, ni le sanglot, ni le râle, ni le tocsin, pour qui tout est bien puisqu’il y a le mois de mai, qui, tant qu’il y aura des nuages de pourpre et d’or au-dessus de leur tête, se déclarent contents, et qui sont déterminés à être heureux jusqu’à épuisement du rayonnement des astres et du chant des oiseaux.

Ce sont de radieux ténébreux. Ils ne se doutent pas qu’ils sont à plaindre. Certes, ils le sont. Qui ne pleure pas ne voit pas. Il faut les admirer et les plaindre, comme on plaindrait et comme on admirerait un être à la fois nuit et jour qui n’aurait pas d’yeux sous les sourcils et qui aurait un astre au milieu du front.

L’indifférence de ces penseurs, c’est là, selon quelques-uns, une philosophie supérieure. Soit ; mais dans cette supériorité il y a de l’infirmité. On peut être immortel et boiteux ; témoin Vulcain. On peut être plus qu’homme et moins qu’homme. L’incomplet immense est dans la nature. Qui sait si le soleil n’est pas un aveugle ?

Mais alors, quoi ! à qui se fier ? Solem qiiis dicere falsum audeat ? Ainsi de certains génies eux-mêmes, de certains Très-Hauts humains, des hommes astres, pourraient se tromper ? Ce qui est là-haut, au faîte, au sommet, au zénith, ce qui envoie sur la terre tant de clarté, verrait peu, verrait mal, ne verrait pas ? Cela n’est-il pas désespérant ? Non. Mais qu’y a-t-il donc au-dessus du soleil ? Le dieu.

Le 6 juin 1832, vers onze heures du matin, le Luxembourg, solitaire et dépeuplé, était charmant. Les quinconces et les parterres s’envoyaient dans la lumière des baumes et des éblouissements. Les branches, folles à la clarté de midi, semblaient chercher à s’embrasser. Il y avait dans les sycomores un tintamarre de fauvettes, les passereaux triomphaient, les pique-bois grimpaient le long des marronniers en donnant de petits coups de bec dans les trous de l’écorce. Les plates-bandes acceptaient la royauté légitime des lys ; le plus auguste des parfums, c’est celui qui sort de la blancheur. On respirait l’odeur poivrée des œillets. Les vieilles corneilles de Marie de Médicis étaient amoureuses dans les grands arbres. Le soleil dorait, empourprait et allumait les tulipes, qui ne sont autre chose que toutes les variétés de la flamme, faites fleurs. Tout autour des bancs de tulipes tourbillonnaient les abeilles, étincelles de ces fleurs flammes. Tout était grâce et gaîté, même la pluie prochaine ; cette récidive, dont les muguets et les chèvrefeuilles devaient profiter, n’avait rien d’inquiétant ; les hirondelles faisaient la