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NOTE DE L’ÉDITION HETZEL-QUANTIN.

peu plus de fièvre ; votre hygiène sociale n’est pas beaucoup meilleure que la nôtre ; les ténèbres, protestantes en Angleterre, sont catholiques en Italie ; mais, sous des noms différents, le vescovo est identique au bishop, et c’est toujours là de la nuit, et à peu près de même qualité. Mal expliquer la Bible ou mal comprendre l’Évangile, cela se vaut.

Faut-il insister ? faut-il constater plus complètement encore ce parallélisme lugubre ? Est-ce que vous n’avez pas d’indigents ? Regardez en bas. Est-ce que vous n’avez pas de parasites ? Regardez en haut. Cette balance hideuse dont les deux plateaux, paupérisme et parasitisme, se font si douloureusement équilibre, est-ce qu’elle n’oscille pas devant vous comme devant nous ?

Où est votre armée de maîtres d’école, la seule armée qu’avoue la civilisation ? où sont vos écoles gratuites et obligatoires ? Tout le monde sait-il lire dans la patrie de Dante et de Michel-Ange ? Avez-vous fait des prytanées de vos casernes ? N’avez-vous pas, comme nous, un budget de la guerre opulent et un budget de l’enseignement dérisoire ? N’avez-vous pas, vous aussi, l’obéissance passive qui, si aisément, tourne au soldatesque ? N’avez-vous pas un militarisme qui pousse la consigne jusqu’à faire feu sur Garibaldi, c’est-à-dire sur l’honneur vivant de l’Italie ? Faisons passer son examen à votre ordre social, prenons-le où il en est et tel qu’il est, voyons son flagrant délit, montrez-moi la femme et l’enfant. C’est à la quantité de protection qui entoure ces deux êtres faibles que se mesure le degré de civilisation. La prostitution est-elle moins poignante à Naples qu’à Paris ? Quelle est la quantité de vérité qui sort de vos lois et la quantité de justice qui sort de vos tribunaux ? Auriez-vous par hasard le bonheur d’ignorer le sens de ces mots sombres : vindicte publique, infamie légale, bagne, échafaud, bourreau, peine de mort ? Italiens, chez vous, comme chez nous, Beccaria est mort et Farinace est vivant. Et puis, voyons votre raison d’état. Avez-vous un gouvernement qui comprenne l’identité de la morale et de la politique ? Vous en êtes à amnistier les héros ! On a fait en France quelque chose d’à peu près pareil. Tenez, passons la revue des misères, que chacun apporte son tas, vous êtes aussi riches que nous. N’avez-vous pas, comme nous, deux damnations, la damnation religieuse prononcée par le prêtre et la damnation sociale décrétée par le juge ? Ô grand peuple d’Italie, tu es semblable au grand peuple de France. Hélas ! nos frères, vous êtes comme nous « des Misérables ».

Du fond de l’ombre où nous sommes et où vous êtes, vous ne voyez pas beaucoup plus distinctement que nous les radieuses et lointaines portes de l’éden. Seulement les prêtres se trompent. Ces portes saintes ne sont pas derrière nous, mais devant nous.

Je me résume. Ce livre, les Misérables, n’est pas moins votre miroir que le nôtre. Certains hommes, certaines castes, se révoltent contre ce livre, je le comprends. Les miroirs, ces diseurs de vérités, sont haïs ; cela ne les empêche pas d’être utiles.

Quant à moi, j’ai écrit pour tous, avec un profond amour pour mon pays, mais sans me préoccuper de la France plus que d’un autre peuple. À mesure que j’avance dans la vie je me simplifie, et je deviens de plus en plus patriote de l’humanité.

Ceci est d’ailleurs la tendance de notre temps et la loi de rayonnement de la révolution française ; les livres, pour répondre à l’élargissement croissant de la civilisation.