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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

scrupule était maître de cet homme. De tels accès du juste et du bien ne sont pas propres aux natures vulgaires. Réveil de conscience, c’est grandeur d’âme.

Jean Valjean était sincère. Cette sincérité, visible, palpable, irréfragable, évidente même par la douleur qu’elle lui faisait, rendait les informations inutiles et donnait autorité à tout ce que disait cet homme. Ici, pour Marius, interversion étrange des situations. Que sortait-il de M. Fauchelevent ? la défiance. Que se dégageait-il de Jean Valjean ? la confiance.

Dans le mystérieux bilan de ce Jean Valjean que Marius pensif dressait, il constatait l’actif, il constatait le passif, et il tâchait d’arriver à une balance. Mais tout cela était comme dans un orage. Marius, s’efforçant de se faire une idée nette de cet homme, et poursuivant, pour ainsi dire, Jean Valjean au fond de sa pensée, le perdait et le retrouvait dans une brume fatale.

Le dépôt honnêtement rendu, la probité de l’aveu, c’était bien. Cela faisait comme une éclaircie dans la nuée, puis la nuée redevenait noire. Si troubles que fussent les souvenirs de Marius, il lui en revenait quelque ombre.

Qu’était-ce décidément que cette aventure du galetas Jondrette ? Pourquoi, à l’arrivée de la police, cet homme, au lieu de se plaindre, s’était-il évadé ? Ici Marius trouvait la réponse. Parce que cet homme était un repris de justice en rupture de ban.

Autre question : Pourquoi cet homme était-il venu dans la barricade ? Car à présent Marius revoyait distinctement ce souvenir, reparu dans ces émotions comme l’encre sympathique au feu. Cet homme était dans la barricade. Il n’y combattait pas. Qu’était-il venu y faire. ? Devant cette question un spectre se dressait, et faisait la réponse. Javert. Marius se rappelait parfaitement à cette heure la funèbre vision de Jean Valjean entraînant hors de la barricade Javert garrotté, et il entendait encore derrière l’angle de la petite rue Mondétour l’affreux coup de pistolet. Il y avait, vraisemblablement, haine entre cet espion et ce galérien. L’un gênait l’autre. Jean Valjean était allé à la barricade pour se venger. Il y était arrivé tard. Il savait probablement que Javert y était prisonnier. La vendette corse a pénétré dans de certains bas-fonds et y fait loi ; elle est si simple qu’elle n’étonne pas les âmes même à demi retournées vers le bien ; et ces cœurs-là sont ainsi faits qu’un criminel, en voie de repentir, peut être scrupuleux sur le vol et ne l’être pas sur la vengeance. Jean Valjean avait tué Javert. Du moins, cela semblait évident.

Dernière question enfin ; mais à celle-ci pas de réponse. Cette question, Marius la sentait comme une tenaille. Comment se faisait-il que l’existence de Jean Valjean eût coudoyé si longtemps celle de Cosette ? Qu’était-ce que