Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VI.djvu/243

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
229
LE SEPTIÈME CERCLE…

lution aisée à prendre. Toute lai nuit je me suis débattu. Ah ! vous croyez que je ne me suis pas dit que ce n’était point là l’affaire Champmathieu, qu’en cachant mon nom je ne faisais de mal à personne, que le nom de Fauchelevent m’avait été donné par Fauchelevent lui-même en reconnaissance d’un service rendu, et que je pouvais bien le garder, et que je serais heureux dans cette chambre que vous m’offrez, que je ne gênerais rien, que je serais dans mon petit coin, et que, tandis que vous auriez Cosette, moi j’aurais l’idée d’être dans la même maison qu’elle. Chacun aurait eu son bonheur proportionné. Continuer d’être monsieur Fauchelevent, cela arrangeait tout. Oui, excepté mon âme. Il y avait de la joie partout sur moi, le fond de mon âme restait noir. Ce n’est pas assez d’être heureux, il faut être content. Ainsi je serais resté monsieur Fauchelevent, ainsi mon vrai visage, je l’aurais caché, ainsi, en présence de votre épanouissement, j’aurais eu une énigme, ainsi, au milieu de votre plein jour, j’aurais eu des ténèbres ; ainsi, sans crier gare, tout bonnement, j’aurais introduit le bagne à votre foyer, je me serais assis à votre table avec la pensée que, si vous saviez qui je suis, vous m’en chasseriez, je me serais laissé servir par des domestiques qui, s’ils avaient su, auraient dit : Quelle horreur ! Je vous aurais touché avec mon coude dont vous avez droit de ne pas vouloir, je vous aurais filouté vos poignées de main ! Il y aurait eu dans votre maison un partage de respect entre des cheveux blancs vénérables et des cheveux blancs flétris ; à vos heures les plus intimes, quand tous les cœurs se seraient crus ouverts jusqu’au fond les uns pour les autres, quand nous aurions été tous quatre ensemble, votre aïeul, vous deux, et moi, il y aurait eu là un inconnu ! J’aurais été côte à côte avec vous dans votre existence, ayant pour unique soin de ne jamais déranger le couvercle de mon puits terrible. Ainsi, moi, un mort, je me serais imposé à vous qui êtes des vivants. Elle, je l’aurais condamnée à moi à perpétuité. Vous, Cosette et moi, nous aurions été trois têtes dans le bonnet vert ! Est-ce que vous ne frissonnez pas ? Je ne suis que le plus accablé des hommes, j’en aurais été le plus monstrueux. Et ce crime, je l’aurais commis tous les jours ! Et ce mensonge, je l’aurais fait tous les jours ! Et cette face de nuit, je l’aurais eue sur mon visage tous les jours ! Et ma flétrissure, je vous en aurais donné votre part tous les jours ! tous les jours ! à vous mes bien-aimés, à vous mes enfants, à vous mes innocents ! Se taire n’est rien ? garder le silence est simple ? Non, ce n’est pas simple. Il y a un silence qui ment. Et mon mensonge, et ma fraude, et mon indignité, et ma lâcheté, et ma trahison, et mon crime, je l’aurais bu goutte à goutte, je l’aurais recraché, puis rebu, j’aurais fini à minuit et recommencé à midi, et mon bonjour aurait menti, et mon bonsoir aurait menti, et j’aurais dormi là-dessus, et j’aurais mangé cela avec mon pain, et