Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VI.djvu/226

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
212
LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

nata. — Applaudissement de toute la table. Marius prit près de Cosette la place de Jean Valjean ; et les choses s’arrangèrent de telle sorte que Cosette, d’abord triste de l’absence de Jean Valjean, finit par en être contente. Du moment où Marius était le remplaçant, Cosette n’eût pas regretté Dieu. Elle mit son doux petit pied chaussé de satin blanc sur le pied de Marius.

Le fauteuil occupé, M. Fauchelevent fut effacé ; et rien ne manqua. Et, cinq minutes après, la table entière riait d’un bout à l’autre avec toute la verve de l’oubli.

Au dessert, M. Gillenormand debout, un verre de vin de champagne en main, à demi plein pour que le tremblement de ses quatrevingt-douze ans ne le fit pas déborder, porta la santé des mariés.

— Vous n’échapperez pas à deux sermons, s’écria-t-il. Vous avez eu le matin celui du curé, vous aurez le soir celui du grand-père. Écoutez-moi ; je vais vous donner un conseil : adorez-vous. Je ne fais pas un tas de giries, je vais au but, soyez heureux. Il n’y a pas dans la création d’autres sages que les tourtereaux. Les philosophes disent : Modérez vos joies. Moi je dis : Lâchez-leur la bride, à vos joies. Soyez épris comme des diables. Soyez enragés. Les philosophes radotent. Je voudrais leur faire rentrer leur philosophie dans la gargoine. Est-ce qu’il peut y avoir trop de parfums, trop de boutons de rose ouverts, trop de rossignols chantants, trop de feuilles vertes, trop d’aurore dans la vie ? est-ce qu’on peut trop s’aimer ? est-ce qu’on peut trop se plaire l’un à l’autre ? Prends garde, Estelle, tu es trop jolie ! Prends garde, Némorin, tu es trop beau ! La bonne balourdise ! Est-ce qu’on peut trop s’enchanter, trop se cajoler, trop se charmer ? est-ce qu’on peut trop être vivant ? est-ce qu’on peut trop être heureux ? Modérez vos joies Ah ouiche ! À bas les philosophes ! La sagesse, c’est la jubilation. Jubilez, jubilons. Sommes-nous heureux parce que nous sommes bons, ou sommes-nous bons parce que nous sommes heureux ? Le Sancy s’appelle-t-il le Sancy parce qu’il a appartenu à Harlay de Sancy, ou parce qu’il pèse cent six carats ? Je n’en sais rien ; la vie est pleine de ces problèmes-là ; l’important, c’est d’avoir le Sancy, et le bonheur. Soyons heureux sans chicaner. Obéissons aveuglément au soleil. Qu’est-ce que le soleil ? C’est l’amour. Qui dit amour, dit femme. Ah ! ah ! voilà une toute-puissance, c’est la femme. Demandez à ce démagogue de Marius s’il n’est pas l’esclave de cette petite tyranne de Cosette. Et de son plein gré, le lâche ! La femme ! Il n’y a pas de Robespierre qui tienne, la femme règne. Je ne suis plus royaliste que de cette royauté-là. Qu’est-ce qu’Adam ? C’est le royaume d’Ève. Pas de 89 pour Ève. Il y avait le sceptre royal surmonté d’une fleur de lys, il y avait le sceptre impérial surmonté d’un globe, il y avait le sceptre de Charlemagne qui était en fer, il y avait le sceptre de Louis le Grand qui était en