Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VI.djvu/185

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
171
MARIUS, EN SORTANT DE LA GUERRE…

Ajoutons que l’inqualifiable ordonnance Gisquet, qui enjoignait aux médecins de dénoncer les blessés, ayant indigné l’opinion, et non seulement l’opinion, mais le roi tout le premier, les blessés furent couverts et protégés par cette indignation ; et, à l’exception de ceux qui avaient été faits prisonniers dans le combat flagrant, les conseils de guerre n’osèrent en inquiéter aucun. On laissa donc Marius tranquille.

M. Gillenormand traversa toutes les angoisses d’abord, et ensuite toutes les extases. On eut beaucoup de peine à l’empêcher de passer toutes les nuits près du blessé ; il fit apporter son grand fauteuil à côté du lit de Marius ; il exigea que sa fille prît le plus beau linge de la maison pour en faire des compresses et des bandes. Mademoiselle Gillenormand, en personne sage et aînée, trouva moyen d’épargner le beau linge, tout en laissant croire à l’aïeul qu’il était obéi. M. Gillenormand ne permit pas qu’on lui expliquât que pour faire de la charpie la batiste ne vaut pas la grosse toile, ni la toile neuve la toile usée. Il assistait à tous les pansements dont mademoiselle Gillenormand s’absentait pudiquement. Quand on coupait les chairs mortes avec des ciseaux, il disait : aïe ! aïe ! Rien n’était touchant comme de le voir tendre au blessé une tasse de tisane avec son doux tremblement sénile. Il accablait le médecin de questions. Il ne s’apercevait pas qu’il recommençait toujours les mêmes.

Le jour où le médecin lui annonça que Marius était hors de danger, le bonhomme fut en délire. Il donna trois louis de gratification à son portier. Le soir, en rentrant dans sa chambre, il dansa une gavotte, en faisant des castagnettes avec son pouce et son index, et il chanta une chanson que voici :


Jeanne est née à Fougère,
Vrai nid d’une bergère ;
J’adore son jupon
        Fripon.

Amour, tu vis en elle ;
Car c’est dans sa prunelle
Que tu mets ton carquois.
        Narquois !

Moi, je la chante, et j’aime
Plus que Diane même,
Jeanne et ses durs tétons
        Bretons.

Puis il se mit à genoux sur une chaise, et Basque, qui l’observait par la porte entr’ouverte, crut être sûr qu’il priait.