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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

— Où diable ai-je vu quelque chose comme cet homme-là ? se demanda-t-il.

Mais il ne put rien se répondre, sinon que cela ressemblait à quelqu’un dont il avait confusément la trace dans l’esprit.

Boulatruelle, du reste, en dehors de l’identité qu’il ne réussissait point à ressaisir, fit des rapprochements et des calculs. Cet homme n’était pas du pays. Il y arrivait. A pied, évidemment. Aucune voiture publique ne passe à ces heures-là à Montfermeil. Il avait marché toute la nuit. D’où venait-il ? De pas loin. Car il n’avait ni havre-sac, ni paquet. De Paris sans doute. Pourquoi était-il dans ce bois ? pourquoi y était-il à pareille heure ? qu’y venait-il faire ?

Boulatruelle songea au trésor. À force de creuser dans sa mémoire, il se rappela vaguement avoir eu déjà, plusieurs années auparavant, une semblable alerte au sujet d’un homme qui lui faisait bien l’effet de pouvoir être cet homme-là.

Tout en méditant, il avait, sous le poids même de sa méditation, baissé la tête, chose naturelle, mais peu habile. Quand il la releva, il n’y avait plus rien. L’homme s’était effacé dans la forêt et dans le crépuscule.

— Par le diantre, dit Boulatruelle, je le retrouverai. Je découvrirai la paroisse de ce paroissien-là. Ce promeneur de patron-minette a un pourquoi, je le saurai. On n’a pas de secret dans mon bois sans que je m’en mêle.

Il prit sa pioche qui était fort aiguë.

— Voilà, grommela-t-il, de quoi fouiller la terre et un homme.

Et, comme on rattache un fil à un autre fil, emboîtant le pas de son mieux dans l’itinéraire que l’homme avait dû suivre, il se mit en marche à travers le taillis.

Quand il eut fait une centaine d’enjambées, le jour, qui commençait à se lever, l’aida. Des semelles empreintes sur le sable çà et là, des herbes foulées, des bruyères écrasées, de jeunes branches pliées dans les broussailles et se redressant avec une gracieuse lenteur comme les bras d’une jolie femme qui s’étire en se réveillant, lui indiquèrent une sorte de piste. Il la suivit, puis il la perdit. Le temps s’écoulait. Il entra plus avant dans le bois et parvint sur une espèce d’éminence. Un chasseur matinal qui passait au loin sur un sentier en sifflant l’air de Guillery lui donna l’idée de grimper dans un arbre. Quoique vieux, il était agile. Il y avait là un hêtre de grande taille, digne de Tityre et de Boulatruelle. Boulatruelle monta sur le hêtre, le plus haut qu’il put.

L’idée était bonne. En explorant la solitude du côté où le bois est tout à fait enchevêtré et farouche, Boulatruelle aperçut tout à coup l’homme.

À peine l’eut-il aperçu qu’il le perdit de vue.