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L’AÏEUL.

qu’il t’avait fait, ce général Lamarque ! Un sabreur ! un bavard ! Se faire tuer pour un mort ! S’il n’y a pas de quoi rendre fou ! Comprenez cela ! À vingt ans ! Et sans retourner la tête pour regarder s’il ne laissait rien derrière lui ! Voilà maintenant les pauvres vieux bonshommes qui sont forcés de mourir tout seuls. Crève dans ton coin, hibou ! Eh bien, au fait, tant mieux, c’est ce que j’espérais, ça va me tuer net. Je suis trop vieux, j’ai cent ans, j’ai cent mille ans, il y a longtemps que j’ai le droit d’être mort. De ce coup-là, c’est fait. C’est donc fini, quel bonheur ! À quoi bon lui faire respirer de l’ammoniaque et tout ce tas de drogues ? Vous perdez votre peine, imbécile de médecin ! Allez, il est mort, bien mort. Je m’y connais, moi qui suis mort aussi. Il n’a pas fait la chose à demi. Oui, ce temps-ci est infâme, infâme, infâme, et voilà ce que je pense de vous, de vos idées, de vos systèmes, de vos maîtres, de vos oracles, de vos docteurs, de vos garnements d’écrivains, de vos gueux de philosophes, et de toutes les révolutions qui effarouchent depuis soixante ans les nuées de corbeaux des Tuileries ! Et puisque tu as été sans pitié en te faisant tuer comme cela, je n’aurai même pas de chagrin de ta mort, entends-tu, assassin !

En ce moment, Marius ouvrit lentement les paupières, et son regard, encore voilé par l’étonnement léthargique, s’arrêta sur M. Gillenormand.

— Marius ! cria le vieillard. Marius ! mon petit Marius ! mon enfant ! mon fils bien-aimé ! Tu ouvres les yeux, tu me regardes, tu es vivant, merci !

Et il tomba évanoui.