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LA CADÈNE.

sans capote, avait quatre roues et six chevaux, et portait un tas sonore de chaudières de fer, de marmites de fonte, de réchauds et de chaînes, où étaient mêlés quelques hommes garrottés et couchés tout de leur long, qui paraissaient malades. Ce fourgon, tout à claire-voie, était garni de claies délabrées qui semblaient avoir servi aux vieux supplices.

Ces voitures tenaient le milieu du pavé. Des deux côtés marchaient en double haie des gardes d’un aspect infâme, coiffés de tricornes claques comme les soldats du directoire, tachés, troués, sordides, affublés d’uniformes d’invalides et de pantalons de croque-morts, mi-partis gris et bleus, presque en lambeaux, avec des épaulettes rouges, des bandoulières jaunes, des coupe-choux, des fusils et des bâtons ; espèces de soldats goujats. Ces sbires semblaient composés de l’abjection du mendiant et de l’autorité du bourreau. Celui qui paraissait leur chef tenait à la main un fouet de poste. Tous ces détails, estompés par le crépuscule, se dessinaient de plus en plus dans le jour grandissant. En tête et en queue du convoi, marchaient des gendarmes à cheval, graves, le sabre au poing.

Ce cortège était si long qu’au moment où la première voiture atteignait la barrière, la dernière débouchait à peine du boulevard.

Une foule, sortie on ne sait d’où et formée en un clin d’œil, comme cela est fréquent à Paris, se pressait des deux côtés de la chaussée et regardait. On entendait dans les ruelles voisines des cris de gens qui s’appelaient et les sabots des maraîchers qui accouraient pour voir.

Les hommes entassés sur les baquets se laissaient cahoter en silence. Ils étaient livides du frisson du matin. Ils avaient tous des pantalons de toile et les pieds nus dans des sabots. Le reste du costume était à la fantaisie de la misère. Leurs accoutrements étaient hideusement disparates ; rien n’est plus funèbre que l’arlequin des guenilles. Feutres défoncés, casquettes goudronnées, d’affreux bonnets de laine, et, près du bourgeron, l’habit noir crevé aux coudes ; plusieurs avaient des chapeaux de femme ; d’autres étaient coiffés d’un panier ; on voyait des poitrines velues, et à travers les déchirures des vêtements on distinguait des tatouages, des temples de l’amour, des cœurs enflammés, des Cupidons. On apercevait aussi des dartres et des rougeurs malsaines. Deux ou trois avaient une corde de paille fixée aux traverses du baquet, et suspendue au-dessous d’eux comme un étrier, qui leur soutenait les pieds. L’un d’eux tenait à la main et portait à sa bouche quelque chose qui avait l’air d’une pierre noire et qu’il semblait mordre ; c’était du pain qu’il mangeait. Il n’y avait là que des yeux secs, éteints, ou lumineux d’une mauvaise lumière. La troupe d’escorte maugréait ; les enchaînés ne soufflaient pas ; de temps en temps on entendait le bruit d’un coup de bâton sur les omoplates ou sur les têtes ; quelques-uns de ces hommes bâillaient ;