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LES MISÉRABLES. — L’IDYLLE RUE PLUMET.

quefois, au lieu de se coucher, Jean Valjean restait assis près de son grabat la tête dans ses mains, et il passait des nuits entières à se demander : Qu’y a-t-il dans la pensée de Cosette ? et à songer aux choses auxquelles elle pouvait songer.

Oh ! dans ces moments-là, quels regards douloureux il tournait vers le cloître, ce sommet chaste, ce lieu des anges, cet inaccessible glacier de la vertu ! Comme il contemplait avec un ravissement désespéré ce jardin du couvent, plein de fleurs ignorées et de vierges enfermées, où tous les parfums et toutes les âmes montent droit vers le ciel ! Comme il adorait cet éden refermé à jamais, dont il était sorti volontairement et follement descendu ! Comme il regrettait son abnégation et sa démence d’avoir ramené Cosette au monde, pauvre héros du sacrifice, saisi et terrassé par son dévouement même ! comme il se disait : Qu’ai-je fait ?

Du reste rien de ceci ne perçait pour Cosette. Ni humeur, ni rudesse. Toujours la même figure sereine et bonne. Les manières de Jean Valjean étaient plus tendres et plus paternelles que jamais. Si quelque chose eût pu faire deviner moins de joie, c’était plus de mansuétude.

De son côté, Cosette languissait. Elle souffrait de l’absence de Marius comme elle avait joui de sa présence, singulièrement, sans savoir au juste. Quand Jean Valjean avait cessé de la conduire aux promenades habituelles, un instinct de femme lui avait confusément murmuré au fond du cœur qu’il ne fallait pas paraître tenir au Luxembourg, et que si cela lui était indifférent, son père l’y remènerait. Mais les jours, les semaines et les mois se succédèrent. Jean Valjean avait accepté tacitement le consentement tacite de Cosette. Elle le regretta. Il était trop tard. Le jour où elle retourna au Luxembourg, Marius n’y était plus. Marius avait donc disparu ; c’était fini, que faire ? le retrouverait-elle jamais ? Elle se sentit un serrement de cœur que rien ne dilatait et qui s’accroissait chaque jour ; elle ne sut plus si c’était l’hiver ou l’été, le soleil ou la pluie, si les oiseaux chantaient, si l’on était aux dahlias ou aux pâquerettes, si le Luxembourg était plus charmant que les Tuileries, si le linge que rapportait la blanchisseuse était trop empesé ou pas assez, si Toussaint avait fait bien ou mal « son marché », et elle resta accablée, absorbée, attentive à une seule pensée, l’œil vague et fixe, comme lorsqu’on regarde dans la nuit la place noire et profonde où une apparition s’est évanouie.

Du reste elle non plus ne laissa rien voir à Jean Valjean, que sa pâleur. Elle lui continua son doux visage.

Cette pâleur ne suffisait que trop pour occuper Jean Valjean. Quelquefois il lui demandait :

— Qu’as-tu ?