Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome V.djvu/48

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
36
LES MISÉRABLES. — L’IDYLLE RUE PLUMET.

chose. Ils s’éteignent. Ils passent leur temps à jouer aux dominos. Il serait urgent d’aller leur parler un peu, et ferme. C’est chez Richefeu qu’ils se réunissent. On les y trouverait entre midi et une heure. Il faudrait souffler sur ces cendres-là. J’avais compté pour cela sur ce distrait de Marius, qui en somme est bon, mais il ne vient plus. Il me faudrait quelqu’un pour la barrière du Maine. Je n’ai plus personne.

— Et moi, dit Grantaire, je suis là.

— Toi ?

— Moi.

— Toi, endoctriner des républicains ! toi, réchauffer, au nom des principes, des cœurs refroidis !

— Pourquoi pas ?

— Est-ce que tu peux être bon à quelque chose ?

— Mais j’en ai la vague ambition, dit Grantaire.

— Tu ne crois à rien.

— Je crois à toi.

— Grantaire, veux-tu me rendre un service ?

— Tous. Cirer tes bottes.

— Eh bien, ne te mêle pas de nos affaires. Cuve ton absinthe.

— Tu es un ingrat, Enjolras.

— Tu serais homme à aller barrière du Maine ! tu en serais capable !

— Je suis capable de descendre rue des Grès, de traverser la place Saint-Michel, d’obliquer par la rue Monsieur-le-Prince, de prendre la rue de Vaugirard, de dépasser les Carmes, de tourner rue d’Assas, d’arriver rue du Cherche-Midi, de laisser derrière moi le Conseil de guerre, d’arpenter la rue des Vieilles-Tuileries, d’enjamber le boulevard, de suivre la chaussée du Maine, de franchir la barrière, et d’entrer chez Richefeu. Je suis capable de cela. Mes souliers en sont capables.

— Connais-tu un peu ces camarades-là de chez Richefeu ?

— Pas beaucoup. Nous nous tutoyons seulement.

— Qu’est-ce que tu leur diras ?

— Je leur parlerai de Robespierre, pardi. De Danton. Des principes.

— Toi !

— Moi. Mais on ne me rend pas justice. Quand je m’y mets, je suis terrible. J’ai lu Prud’homme, je connais le Contrat social, je sais par cœur ma constitution de l’an Deux. « La liberté du citoyen finit où la liberté d’un « autre citoyen commence. » Est-ce que tu me prends pour une brute ? J’ai un vieil assignat dans mon tiroir. Les droits de l’Homme, la souveraineté du peuple, sapristi ! Je suis même un peu hébertiste. Je puis rabâcher, pendant six heures d’horloge, montre en main, des choses superbes.