Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome V.djvu/418

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
406
NOTES DE L’ÉDITEUR.

fait ses observations à Édouard[1], maintenant à son atelier, quai Voltaire, n° 19. J’ai grimpé cinq étages, frappé à la porte indiquée. Édouard m’a ouvert, il était seul et surpris de ma visite. Je lui ai dit que je manquais d’yeux pour lire, mais que des amis intelligents sortaient de me prévenir qu’il y avait un article dangereux pour les Misérables dans le Journal des Débats, qu’on y attaquait mon mari, non par le côté littéraire, mais par le côté politique ; qu’il y avait un mot pour l’art contre cent lignes pour l’idée sociale. Que, d’ailleurs, cette idée était de toutes les morales ; qu’on y blâmait les hommes d’abandonner les filles après leur avoir fait des enfants ; qu’on trouvait exagéré de mettre un misérable ouvrier au bagne pour avoir volé un pain ; que même toute cette morale subversive pouvait ne pas convenir au Journal des Débats qui avait ses traditions, ses opinions, ses intérêts et son public ; que je comprenais parfaitement des réserves ; que ces réserves eussent pu être en petits caractères, au lieu d’être en majuscules, que les Misérables n’étaient pas un livre d’abstraction et de théorie pures, ainsi que l’insinuait l’article, l’assimilant aux ouvrages de Proudhon et de Louis Blanc, mais bien un roman, ayant une action, des caractères, des figures, et qu’il y avait une bonne foi contestable à donner ainsi le change. J’ajoutai à Édouard qu’il devait savoir que sous le gouvernement actuel la réplique était impossible, qu’il y avait peu de journaux de l’importance des Débats, et aucun qui osât insérer une réfutation. J’ai démontré le peu de délicatesse de cette attaque contre une publication dont il n’y avait de paru que deux volumes sur dix, voilà à peu près le résumé de ce que j’ai dit durant la discussion.

Le thème d’Édouard était qu’on ne pouvait passer sous silence les principes du livre, profondément socialiste ; que le Journal des Débats n’était ni socialiste ni républicain ; qu’Hugo était à tout prendre, dans ces dernières années, un homme politique ; que les Misérables lus de tout le monde étaient un acte politique auquel ne pouvait acquiescer son journal. Moi de revenir sur ceci que l’art éternel avait dans les Misérables la plus grande part, que c’eût été le côté, la situation politique donnée, qu’il eût été loyal de discuter, que s’en prenant au talent et à la valeur littéraire de l’œuvre c’eût été sans portée, tandis qu’il était fort grave de soulever en pareil développement l’idée présumée du livre. — Mais, madame, l’Union en dit bien plus que nous. — L’Union est un journal arriéré et de parti, votre journal se dit impartial ; j’ignorais même, tant c’est insignifiant, que l’Union eût parlé, tandis que j’ai su tout de suite ce que les Débats ont dit. — Si vous nous aviez prévenus, le Journal des Débats n’aurait pas fait d’article, auriez-vous préféré cela ? — Sans doute, si j’avais connu d’avance l’article de M. Fleury, tout valant mieux que celui-là. Gardant le silence on eût accusé vos critiques de paresse, ce qui, à vrai dire, m’est égal ; et ce qui ne m’est pas égal, c’est le danger que courent maintenant les Misérables ; si vous êtes écouté, ils seront interdits. — Comment ! pouvez-vous supposer qu’on les interdira ? — Tout est possible sous ce gouvernement. Je vous avertis que si on les supprime en France, j’en fais responsable votre journal. — On ne les supprimera pas, soyez tranquille. Je vais d’ailleurs parler à Cuvillier-Fleury en train de faire un autre article, pour qu’il s’attache seulement à la partie littéraire. Encore une fois, calmez-vous, les Misérables continueront à circuler. — Encore une fois, Édouard, je vous fais responsable des conséquences de votre premier article. Nous nous sommes serré la main de bon accord, Édouard avait été patient, je le reconnais, dans ma sortie chaleureuse et fort affectueux en somme.

..........................

On parlait chez Bapst de l’article de Cuvillier-Fleury qu’on trouvait médiocre, cela devant lui. — Que voulez-vous ? Il est si difficile de parler d’un pareil homme ! Thiers, le coryphée du parti orléaniste, écouté naturellement de M. Cuvillier-Fleury, aurait dit : que les Misérables étaient la continuation des journées de juin. — Le propos a été répété par Janin qui l’aurait entendu.

..........................

Mme Meurice est allée ces jours derniers faire timbrer des journaux pour les envoyer à Guernesey. L’homme du bureau voyant les adresses s’est écrié : « En voilà un dont les oreilles doivent lui tinter de ses Misérables, que ce M. Hugo ! » La phrase est-elle d’un bon français ? mon ignorance l’ignore, mais elle est textuelle.

  1. Édouard Bertin.