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HISTORIQUE DES MISÉRABLES.

Victor Hugo n’avait aucune bonne raison à opposer au sujet de l’économie du temps résultant de la correction sur place. Une feuille composée le matin pouvait, d’après Lacroix, lui être soumise aussitôt en première épreuve, deux heures après en seconde épreuve et au besoin dans la soirée en troisième épreuve, tandis qu’une pareille opération exigeait quinze jours à cause de l’éloignement. Voilà ce que Lacroix expliquait longuement pour diviser les responsabilités au cas où il surviendrait quelque aventure.

Il faut reconnaître qu’il ne se passait plus de jour où on ne vînt annoncer de divers côtés que le gouvernement voulait interdire la suite de la publication. Cette éventualité toujours menaçante troublait le repos des éditeurs. Lacroix plongé dans la lecture des scènes révolutionnaires du roman pouvait craindre que le gouvernement ne saisît là une occasion de mettre à exécution ses mauvaises intentions.

Victor Hugo le rassure par sa lettre du 8 mai :


Il serait fâcheux qu’en lisant le manuscrit avant tout le monde vous eussiez trop présente à l’esprit l’éventualité. Cela vous troublerait l’effet. Le dénouement sort de la barricade. Le tableau d’histoire agrandit l’horizon et fait partie essentielle du drame. Il est comme le cœur du sujet. Il fera le succès du livre en grande partie. Il faut donc prendre son parti de la situation que nous fait l’abominable régime actuel. C’est le despotisme. Il fera à sa fantaisie. Nous n’y pouvons rien que le faire repentir ensuite. Ce que vous devez dire et répandre dès à présent, c’est que si Bonaparte persécute les Misérables, la littérature au-dedans de la France m’étant fermée, je reprendrai la littérature du dehors et je recommencerai la guerre de Napoléon-le-Petit et des Châtiments. Ceci pour intimider la persécution et la faire reculer.


À cette même date, Victor Hugo envoyait le livre I de la cinquième partie.

Les craintes que Lacroix formulait devaient trouver un nouvel aliment dans un article équivoque publié par Cuvillier-Fleury dans le Journal des Débats. Nous en parlerons au volume suivant, à la Revue de la critique.

Mme  Victor Hugo, avertie par Auguste Vacquerie des dangers qu’une pareille critique pouvait faire courir à la publication des Misérables, agit aussitôt ; ne pouvant empêcher le mal causé par le premier article de Cuvillier-Fleury, elle voulut tout au moins en rejeter la responsabilité sur le directeur du journal et prévenir une nouvelle attaque du livre ; elle rend compte à son mari des démarches que l’indignation lui a inspirées :


10 mai 1862.

Auguste[1] m’est arrivé mardi, sortant de lire dans les Débats un article de Cuvillier-Fleury sur les Misérables, déférent, admirateur, sous son pédantisme, mais dangereux. Il mettait en évidence la moralité du livre contraire à la moralité sociale, l’auteur montrant les plaies de l’humanité, désorganisant la société, auxiliaire ainsi de Proudhon et de Louis Blanc. Le journal enfin donnait l’alarme, terminait en disant que les Misérables étaient une véritable démonstration de 1848. Auguste m’ajoutait qu’il craignait qu’on ne s’appuyât de cet article pour interdire le livre. J’allais le soir chez Paul[2]. Je suis entrée dans son petit salon. J’ai aperçu Victor lisant justement le Journal des Débats. Je lui ai demandé comment il trouvait l’article de Cuvillier. Il m’a répondu : « Très bien, sauf quelques restrictions sur les principes de ton mari». J’ai vu que pour les lecteurs superficiels l’article n’était pas aussi inquiétant que je craignais. Cependant j’ai réfléchi la nuit que Cuvillier-Fleury, beau-frère d’un ministre, pouvait instinctivement le servir, lui faisant un pont pour interdire le livre. Je savais que Mme  Bertin était chez elle de midi à deux heures. Je suis allée la trouver, pour savoir où trouver son mari. Je ne lui ai pas tu mon mécontentement, elle m’a donné raison et déjà avait

  1. Auguste Vacquerie.
  2. Paul Foucher.