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NOTES DE L’ÉDITEUR.

la vérité, est fâcheuse et non moins préjudiciable à vos intérêts qu’aux miens. Je crois qu’il serait urgent de la rectifier avant qu’elle se répande.

En faisant publier par l’Indépendance belge que les Misérables ont été vendus 300,000 francs, l’annonce faite en ces termes effacerait l’autre. Vous pourriez y joindre quelques détails sur le livre, sur la division des trois parties qui sont comme les trois actes du drame social et historique du dix-neuvième siècle.


Il ne fallait pas seulement négocier avec Renduel comme le pensait Victor Hugo, on devait compter aussi avec Hetzel, assez solidement armé puisqu’il avait reçu le 8 janvier 1861, par l’intermédiaire de Hachette, des propositions d’arrangement de Renduel lui-même ; tout naturellement Hetzel invoquait son droit de priorité, et Lacroix, très alarmé, répondait, le 13 octobre, à Victor Hugo, que Hetzel contrariait tous ses efforts en vue de l’accord avec Renduel. Il suppliait Victor Hugo d’écrire à Hetzel et même, pour lever toutes les difficultés, de lui demander son concours. Victor Hugo n’eut pas de peine à obtenir de Hetzel, toujours dévoué, serviable et affectueux, tout ce qu’il voulut, et Lacroix put enfin se mettre d’accord avec Renduel qui, pour prix de son désistement, reçut une somme de 8,000 francs.

C’est alors que les journaux mis au courant du traité de Lacroix demandèrent les Misérables pour les publier en feuilleton.

Victor Hugo s’y opposa par une lettre du 15 octobre 1861 :


Je crois qu’il faut vous mettre en garde contre les offres empressées des journaux dont vous me parlez. La publication des Misérables doit se faire en livre et non en feuilleton. Vous vous souvenez que l’éventualité de la publication en feuilleton dans un journal n’a été prévue par nous que dans le cas d’une complète liberté de la presse et d’une offre minimum de 500,000 francs ayant pour but d’employer les Misérables à la fondation d’un nouveau grand journal démocratique.

Cette offre de 500,000 francs, qui m’a déjà été faite pour le cas où la presse deviendrait libre, reviendrait certainement si le cas se réalisait.

Au-dessous de 500,000 francs, aucune offre de journal ne peut être acceptée. Or les journaux actuels n’étant pas libres, ne peuvent faire une offre pareille. Je crois donc de la plus haute importance de ne point entrer avec eux dans des pourparlers inutiles, puisqu’ils sont sans résultat possible, et qui nous découvriraient en pure perte. (Songez au cas prévu par la lettre privée[1].) Je n’insiste point sur ce sujet délicat.


Lacroix est livré à ses propres forces, à ses seules ressources puisqu’il n’a pas l’espoir de traiter avec un journal qui lui aurait versé une grosse somme, et ses ressources sont toujours fort minces.


Pourtant, nous raconte Adolphe Brisson, il n’obtiendra les deux premiers volumes des Misérables que contre cent vingt-cinq mille francs versés en monnaie anglaise sonnante et trébuchante. Où dénicher ce trésor ? Il s’en va relancer un vieil ami de sa famille, le banquier Oppenheim, qui lui lave la tête d’importance :


— Comment, malheureux ! tu n’as pas un maravédis et tu t’engages à payer trois cent mille francs !

— Avancez-les-moi…

— Tu deviens fou ! je pense.

Quand il sortit de chez le financier, Albert Lacroix exultait. Il avait son capital. Le banquier Oppenheim, qui était un homme fort intelligent, croyait, comme le monde entier, au succès des Misérables. Et puis, il s’était réservé, pour prix de son concours, la négociation des papiers de commerce afférents à l’entreprise.


Lacroix, récompensé de sa hardiesse, pouvait maintenant payer comptant comme il l’écrivait et le disait avec une parfaite sécurité à Victor Hugo. Et en effet, après un voyage en chemin de fer, en patache, en bateau à vapeur et en voilier, il débarquait à Guernesey.

  1. Cas d’une interdiction du roman.