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HISTORIQUE DES MISÉRABLES.

de M. Victor Hugo, éditions originales et de propriété dans les formats usités ». Le manuscrit était évalué à sept ou huit volumes. Le surplus des huit volumes devait profiter aux soussignés.

Victor Hugo prévoyait la publication dans un journal : dans ce cas, le produit serait partagé entre les soussignés pour tout ce qui dépasserait la somme de 240,000 francs. Il se réservait enfin l’exploitation des Misérables dans la forme dramatique.

Lacroix avait tout accepté, avec joie parce qu’il tenait le roman, mais aussi avec perplexité : il n’avait pas le premier sou. Il racontait plus tard sa belle audace avec des éclats de rire. Il s’offrait comme un exemple d’homme terriblement entreprenant ; il avait comme excuse sa jeunesse, ses vingt-huit ans ; à moins d’être assuré d’un important concours financier, un vieil éditeur ne se serait pas déclaré prêt à payer comptant, et à désintéresser Renduel.

Ce qui est curieux, c’est que sa belle confiance, qui pouvait passer pour de la légèreté, ne l’empêchait pas d’être un commerçant avisé et prévoyant. Pour traiter une affaire de cette importance, il lui fallait s’adresser à de gros capitalistes ; une œuvre de Victor Hugo leur offrait-elle, sous le régime impérial, une parfaite sécurité ? Lacroix se heurterait à des objections redoutables comme celle-ci : Mais Victor Hugo est très mal noté auprès du gouvernement. Et si on fait un procès, si on interdit son roman, que deviendrons-nous lorsque nous aurons versé notre argent ?

Lacroix avait à vaincre toutes les craintes plus ou moins chimériques des hommes d’argent ; il avait besoin aussi de se rassurer quelque peu lui-même ; il fit entrevoir à Victor Hugo les périls auxquels pouvait l’exposer l’arbitraire gouvernemental. Le poète accueillit avec incrédulité ces menaces. Lacroix insista ; il voulait prendre toutes les garanties nécessaires ; au moment où il allait frapper à des portes pour recueillir le capital nécessaire à son opération, il voulait pouvoir montrer un papier quelconque ; Victor Hugo écrivit alors à ses éditeurs cette lettre que Lacroix emporta avec lui :


Messieurs,

Dans le cas peu probable ou un procès serait fait en France aux Misérables et où ce livre serait interdit sur les marchés français et frappé d’une amende, je m’engage :

1° À payer de mes deniers la moitié de l’amende.

2° À prolonger votre droit d’exploitation d’un nombre d’années égal au nombre d’années pendant lequel l’interdiction aurait pesé en France sur le livre.


Lacroix quittait Guernesey le 5 octobre, tout fier de sa victoire. Il entrevoyait pour sa maison naissante une ère de prospérité et de gloire. Mais il fallait obtenir l’acquiescement de Renduel, propriétaire des deux premiers volumes en vertu de la convention du 30 décembre 1847 ; la chose n’était pas si facile, car Gosselin étant mort, il fallait aussi traiter avec son héritier, Charles Pagnerre, sur lequel Renduel n’avait peut-être pas la même influence que sur Gosselin. Lacroix se rendit dans la Nièvre où Renduel s’était retiré. Il exposa le but de sa démarche, il reçut un accueil un peu réservé, Renduel étant obligé de s’entendre avec son associé Pagnerre, et il rentra chez lui sans avoir de conclusion définitive.

Victor Hugo, très surpris de n’avoir aucune nouvelle de Lacroix, lui écrivit le 12 octobre 1861 :


Dites-moi au plus tôt ce que vous avez pu arranger au sujet du traité Gosselin-Renduel. D’ici là, je garde le silence. Mais le silence est bien difficile à garder. On m’écrit qu’un journal de Bruxelles, l’Ulenspiegel, annonce que les Misérables vous ont été vendus 140,000 francs. Une énonciation, si fort au-dessous de