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HISTORIQUE DES MISÉRABLES.

tuer toute la scène. Il se trouvait en face de ce petit homme exubérant dont les phrases se succédaient avec la rapidité d’une charge de cavalerie. Lacroix ne prenait le temps ni de respirer, ni de souffler, il plaidait sa cause avec la précipitation d’un homme qui aurait voulu donner tous ses arguments en même temps pour ne pas risquer d’en oublier un seul. C’était un feu roulant de bonnes raisons, et avec cela il se montrait plein de munificence, faisant sonner la gloire de Victor Hugo et la gloire pour sa maison de publier un grand roman du plus grand poète du siècle. C’était tout ce qu’il pouvait faire sonner, car il n’avait pas le premier sou. Mais il était hardi ; il avait des relations parmi lesquelles il comptait bien trouver des appuis financiers. Il lui fallait, avant tout, convaincre son interlocuteur de la solidité de sa maison et de son crédit. Qui a entendu Lacroix tour à tour pressant, insinuant, ironique, passionné, enthousiaste, chimérique, audacieux, n’a pu résister à cette éloquence toute débordante de sincérité et d’assurance.

Charles Hugo avait à peine eu le loisir de placer un mot et de répondre aux questions indispensables. Lacroix interrogeait et répondait à la fois, entraînant son interlocuteur dans un véritable tourbillon de protestations d’admiration, jonglant d’une main experte avec les billets de banque d’un commanditaire qu’il n’avait pas encore.

On retrouve dans la lettre que Charles Hugo adressa à son père comme un écho affaibli de cette conversation qui donnait le vertige :


Mon cher petit père,

Voici deux lettres que je t’envoie et dont la grande est importante. J’ai reçu ce Mr Lacroix. Il me paraît très sérieux et la maison qu’il représente passe pour faire des affaires considérables. Il m’a demandé sur quel capital roulerait l’opération approximativement. Je lui ai répondu que je n’en savais rien, mais que je croyais qu’il s’agirait de 250,000 francs rien que pour l’achat du manuscrit pendant un laps de temps déterminé. J’ai dit entre cinq et huit ans. Il m’a paru désirer dix ans. Dans tous les cas cette somme indiquée approximativement l’a peu effrayé, et ce M. Lacroix me paraît avoir les reins forts. Il dit qu’il paie comptant. Écris-lui directement ou par moi comme tu voudras. Il doit revenir ici dans quelques jours.


À cette lettre était jointe celle de MM. Lacroix et Verboeckhoven :

Bruxelles, 2 septembre 1861.
Monsieur Victor Hugo,

Nous avions eu l’honneur de vous adresser le 22 août une lettre qui avait été remise rue du Nord, 64, pendant le voyage que vous faisiez en Belgique.

D’après la conversation que n/sieur Lacroix a eue hier avec monsieur votre fils, il est à craindre que cette lettre ne vous ait pas été remise avant votre départ ; nous en avons laissé hier le duplicata à M. votre fils qui se charge de vous le faire parvenir ainsi que la présente que nous vous adressons par son obligeant intermédiaire et sur son conseil.

Nous eussions désiré avoir un entretien avec vous. Monsieur, pour connaître les conditions auxquelles vous consentiriez à traiter avec nous pour l’acquisition des Misérables.

Nous venons vous prier de vouloir bien nous donner à cet égard les renseignements nécessaires ; ces renseignements nous mettraient à même d’examiner l’ensemble de l’opération et de vous faire des propositions formelles.

— Vous serez assez obligeant, nous n’en doutons point. Monsieur, pour nous indiquer les bases mêmes sur lesquelles vous désireriez traiter et les systèmes ou modes dans le cercle desquels nous pourrions chercher des combinaisons qui nous permissent de conclure avec vous, suivant notre vif désir.

Permettez-nous, Monsieur, de vous soumettre quelques questions, qui, une fois éclaircies, pourront avancer nos négociations ultérieures.

Nous tenons à vous déclarer qu’en affaires notre maison aime à traiter rondement et ne cherchera point d’expédients de façon que vous n’aurez pas à craindre ce vice trop fré-