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RELIQUAT DES MISÉRABLES.

« Du reste l’œuvre qu’ils accomplissent est formidable. Eux-mêmes sont promis à l’exemple. Ils ont excédé leur mission, ils ont souillé leur principe, ils seront châtiés. Ils ont décrété la fraternité, puis ils ont décrété l’échafaud, ils ont proclamé la concorde et réalisé la mort ; ils donneront l’exemple de l’expiation. Les hommes de révolutions déroulent une longue chaîne et la font tomber dans l’abîme. À chaque chaînon est liée une victime. Ils regardent dans une sorte de triomphe effrayant la chaîne descendre et toutes ces têtes, l’une après l’autre, s’enfoncer en hurlant dans les ténèbres. Tout à coup, ils poussent un cri terrible, ils se sentent tirer vers la chute, ils s’aperçoivent avec épouvante que c’est à leur pied que le dernier chaînon est attaché. Ils reculent, ils se débattent, il est trop tard, le poids de ce qu’ils ont fait les emporte, toute la chaîne est dans le précipice et les entraîne avec elle.

« Ne rouvrons pas ces temps redoutables.

« Ainsi, dans cette époque offerte par la providence à la contemplation du monde entier, tout, jusqu’à l’expiation, a la dimension titanique[1].

« Ce caractère de généralité colossale, ce caractère de cosmopolitisme propre à la révolution française, n’est nulle part peut-être plus profondément marqué que dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen présentée par Robespierre à la convention. Cette déclaration se développe et se déploie en trente-huit articles, on pourrait dire en trente-huit versets. On y trouve des choses d’une grandeur extraordinaire qui, si elles étaient plus calmes, si elles n’avaient pas je ne sais quel accent irrité et sauvage, sonneraient presque comme des affirmations de la conscience humaine. Ainsi le paragraphe 28 :

» 28. Il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. »

» Il y a oppression contre chaque membre du corps social lorsque le corps social est opprimé. »

« Ainsi encore les paragraphes 35, 36, 37, 38 :

» 35. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entr’aider, selon leur pouvoir, comme les citoyens du même état.

» 36. Celui qui opprime une nation se déclare l’ennemi de toutes.

» 37. Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l’homme doivent être poursuivis partout, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et comme des brigands rebelles.

» 38. Les rois, les aristocrates, les tyrans quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre qui est le genre humain, et contre le législateur de l’univers, qui est la nature.

« Qui ne sent que dans ces hautes paroles toute nationalité s’évanouit ? Ici le sentiment local se dissout complètement dans le sentiment cosmopolite. Dans la politique et dans la vie, les intérêts propres des nations veulent être étudiés de plus près. Pour qui relit, après ces trente-sept années écoulées, le mémorable document initial de la révolution française, ce n’est point l’homme d’état qui parle, c’est le

  1. Ces trois derniers alinéas ont été écrits, en marge de la copie, de la main de Victor Hugo.