Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome V.djvu/341

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
329
BUVARD, BAVARD.

Jean Valjean chancela, laissa échapper le buvard, et s’affaissa dans le vieux fauteuil à côté du buffet, la tête tombante, la prunelle vitreuse, égaré. Il se dit que c’était évident, et que la lumière du monde était à jamais éclipsée, et que Cosette avait écrit cela à quelqu’un. Alors il entendit son âme, redevenue terrible, pousser dans les ténèbres un sourd rugissement. Allez donc ôter au lion le chien qu’il a dans sa cage !

Chose bizarre et triste, en ce moment-là. Marins n’avait pas encore la lettre de Cosette ; le hasard l’avait portée en traître à Jean Valjean avant de la remettre à Marins.

Jean Valjean jusqu’à ce jour n’avait pas été vaincu par l’épreuve. Il avait été soumis à des essais affreux ; pas une voie de fait de la mauvaise fortune ne lui avait été épargnée ; la férocité du sort, armée de toutes les vindictes et de toutes les méprises sociales, l’avait pris pour sujet et s’était acharnée sur lui. Il n’avait reculé ni fléchi devant rien. Il avait accepté, quand il l’avait fallu, toutes les extrémités ; il avait sacrifié son inviolabilité d’homme reconquise, livré sa liberté, risqué sa tête, tout perdu, tout souffert, et il était resté désintéressé et stoïque, au point que par moments on aurait pu le croire absent de lui-même comme un martyr. Sa conscience, aguerrie à tous les assauts possibles de l’adversité, pouvait sembler à jamais imprenable. Eh bien, quelqu’un qui eût vu son for intérieur eût été forcé de constater qu’à cette heure elle faiblissait.

C’est que de toutes les tortures qu’il avait subies dans cette longue question que lui donnait la destinée, celle-ci était la plus redoutable. Jamais pareille tenaille ne l’avait saisi. Il sentit le remuement mystérieux de toutes les sensibilités latentes. Il sentit le pincement de la fibre inconnue. Hélas, l’épreuve suprême, disons mieux, l’épreuve unique, c’est la perte de l’être aimé.

Le pauvre vieux Jean Valjean n’aimait, certes, pas Cosette autrement que comme un père ; mais, nous l’avons fait remarquer plus haut, dans cette paternité la viduité même de sa vie avait introduit tous les amours ; il aimait Cosette comme sa fille, et il l’aimait comme sa mère, et il l’aimait comme sa sœur ; et, comme il n’avait jamais eu ni amante ni épouse, comme la nature est un créancier qui n’accepte aucun protêt, ce sentiment-là aussi, le plus imperdable de tous, était mêlé aux autres, vague, ignorant, pur de la pureté de l’aveuglement, inconscient, céleste, angélique, divin ; moins comme un sentiment que comme un instinct, moins comme un instinct que comme un attrait, imperceptible et invisible, mais réel ; et l’amour proprement dit était dans sa tendresse énorme pour Cosette comme le filon d’or est dans la montagne, ténébreux et vierge.

Qu’on se rappelle cette situation de cœur que nous avons indiquée déjà.