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LES MISÉRABLES. — L’IDYLLE RUE PLUMET.

trahison commence par la curiosité. Or, Toussaint, comme si elle eût été prédestinée à être la servante de Jean Valjean, n’était pas curieuse. Elle disait à travers son bégayement, dans son parler de paysanne de Barneville : Je suis de même de même ; je chose mon fait ; le demeurant n’est pas mon travail. (Je suis ainsi ; je fais ma besogne ; le reste n’est pas mon affaire.)

Dans ce départ de la rue Plumet, qui avait été presque une fuite, Jean Valjean n’avait rien emporté que la petite valise embaumée baptisée par Cosette l’inséparable. Des malles pleines eussent exigé des commissionnaires, et des commissionnaires sont des témoins. On avait fait venir un fiacre à la porte de la rue de Babylone, et l’on s’en était allé.

C’est à grand’peine que Toussaint avait obtenu la permission d’empaqueter un peu de linge et de vêtements et quelques objets de toilette. Cosette, elle, n’avait emporté que sa papeterie et son buvard.

Jean Valjean, pour accroître la solitude et l’ombre de cette disparition, s’était arrangé de façon à ne quitter le pavillon de la rue Plumet qu’à la chute du jour, ce qui avait laissé à Cosette le temps d’écrire son billet à Marius.

On était arrivé rue de l’Homme-Armé à la nuit close.

On s’était couché silencieusement.

Le logement de la rue de l’Homme-Armé était situé dans une arrière-cour, à un deuxième étage, et composé de deux chambres à coucher, d’une salle à manger et d’une cuisine attenante à la salle à manger, avec soupente où il y avait un lit de sangle qui échut à Toussaint. La salle à manger était en même temps l’antichambre et séparait les deux chambres à coucher. L’appartement était pourvu des ustensiles nécessaires.

On se rassure presque aussi follement qu’on s’inquiète ; la nature humaine est ainsi. À peine Jean Valjean fut-il rue de l’Homme-Armé que son anxiété s’éclaircit, et, par degrés, se dissipa. Il y a des lieux calmants qui agissent en quelque sorte mécaniquement sur l’esprit. Rue obscure, habitants paisibles, Jean Valjean sentit on ne sait quelle contagion de tranquillité dans cette ruelle de l’ancien Paris, si étroite qu’elle est barrée aux voitures par un madrier transversal posé sur deux poteaux, muette et sourde au milieu de la ville en rumeur, crépusculaire en plein jour, et, pour ainsi dire, incapable d’émotions entre ses deux rangées de hautes maisons centenaires qui se taisent comme des vieillards qu’elles sont. Il y a dans cette rue de l’oubli stagnant. Jean Valjean y respira. Le moyen qu’on pût le trouver là ?

Son premier soin fut de mettre l’inséparable à côté de lui.

Il dormit bien. La nuit conseille, on peut ajouter : la nuit apaise. Le lendemain matin, il s’éveilla presque gai. Il trouva charmante la salle à manger qui était hideuse, meublée d’une vieille table ronde, d’un buffet bas que surmontait un miroir penché, d’un fauteuil vermoulu et de quelques chaises