Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome V.djvu/318

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
306
LES MISÉRABLES. — L’IDYLLE RUE PLUMET.

Deux sentinelles s’étaient repliées et étaient rentrées presque en même temps que Gavroche. C’était la sentinelle du bout de la rue et la vedette de la Petite-Truanderie. La vedette de la ruelle des Prêcheurs était restée à son poste, ce qui indiquait que rien ne venait du côté des ponts et des halles.

La rue de la Chanvrerie, dont quelques pavés à peine étaient visibles au reflet de la lumière qui se projetait sur le drapeau, offrait aux insurgés l’aspect d’un grand porche noir vaguement ouvert dans une fumée.

Chacun avait pris son poste de combat.

Quarante-trois insurgés, parmi lesquels Enjolras, Combeferre, Courfeyrac, Bossuet, Joly, Bahorel et Gavroche, étaient agenouillés dans la grande barricade, les têtes à fleur de la crête du barrage, les canons des fusils et des carabines braqués sur les pavés comme à des meurtrières, attentifs, muets, prêts à faire feu. Six, commandés par Feuilly, s’étaient installés, le fusil en joue, aux fenêtres des deux étages de Corinthe.

Quelques instants s’écoulèrent encore ; puis un bruit de pas, mesuré, pesant, nombreux, se fit entendre distinctement du côté de Saint-Leu. Ce bruit, d’abord faible, puis précis, puis lourd et sonore, s’approchait lentement, sans halte, sans interruption, avec une continuité tranquille et terrible. On n’entendait rien que cela. C’était tout ensemble le silence et le bruit de la statue du commandeur, mais ce pas de pierre avait on ne sait quoi d’énorme et de multiple qui éveillait l’idée d’une foule en même temps que l’idée d’un spectre. On croyait entendre marcher l’effrayante statue Légion. Ce pas approcha ; il approcha encore, et s’arrêta. Il sembla qu’on entendît au bout de la rue le souffle de beaucoup d’hommes. On ne voyait rien pourtant, seulement on distinguait tout au fond, dans cette épaisse obscurité, une multitude de fils métalliques, fins comme des aiguilles et presque imperceptibles, qui s’agitaient, pareils à ces indescriptibles réseaux phosphoriques qu’au moment de s’endormir on aperçoit, sous ses paupières fermées, dans les premiers brouillards du sommeil. C’étaient les bayonnettes et les canons de fusils confusément éclairés par la réverbération lointaine de la torche.

Il y eut encore une pause, comme si des deux côtés on attendait. Tout à coup, du fond de cette ombre, une voix, d’autant plus sinistre qu’on ne voyait personne, et qu’il semblait que c’était l’obscurité elle-même qui parlait, cria :

— Qui vive ?

En même temps on entendit le cliquetis des fusils qui s’abattent.

Enjolras répondit d’un accent vibrant et altier :

— Révolution française.

— Feu ! dit la voix.