Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome V.djvu/269

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

V

le vieillard.


Disons ce qui s’était passé :

Enjolras et ses amis étaient sur le boulevard Bourdon près des greniers d’abondance au moment où les dragons avaient chargé. Enjolras, Courfeyrac et Combeferre étaient de ceux qui avaient pris par la rue Bassompierre en criant : Aux barricades ! Rue Lesdiguières ils avaient rencontré un vieillard qui cheminait.

Ce qui avait appelé leur attention, c’est que ce bonhomme marchait en zigzag comme s’il était ivre. En outre il avait son chapeau à la main, quoiqu’il eût plu toute la matinée et qu’il plût assez fort en ce moment-là même. Courfeyrac avait reconnu le père Mabeuf. Il le connaissait pour avoir maintes fois accompagné Marius jusqu’à sa porte. Sachant les habitudes paisibles et plus que timides du vieux marguillier bouquiniste, et stupéfait de le voir au milieu de ce tumulte, à deux pas des charges de cavalerie, presque au milieu d’une fusillade, décoiffé sous la pluie et se promenant parmi les balles, il l’avait abordé, et l’émeutier de vingt-cinq ans et l’octogénaire avaient échangé ce dialogue :

— Monsieur Mabeuf, rentrez chez vous.

— Pourquoi ?

— Il va y avoir du tapage.

— C’est bon.

— Des coups de sabre, des coups de fusil, monsieur Mabeuf.

— C’est bon.

— Des coups de canon.

— C’est bon. Où allez-vous, vous autres ?

— Nous allons flanquer le gouvernement par terre.

— C’est bon.

Et il s’était mis à les suivre. Depuis ce moment-là, il n’avait pas prononcé une parole. Son pas était devenu ferme tout à coup, des ouvriers lui avaient offert le bras, il avait refusé d’un signe de tête. Il s’avançait presque au premier rang de la colonne, ayant tout à la fois le mouvement d’un homme qui marche et le visage d’un homme qui dort.

— Quel bonhomme enragé ! murmuraient les étudiants. Le bruit courait dans l’attroupement que c’était — un ancien conventionnel, — un vieux régicide.