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LES MISÉRABLES. — L’IDYLLE RUE PLUMET.

fourmillaient, hommes, femmes, enfants ; les yeux étaient plein d’anxiété. Une foule armée passait, une foule effarée regardait.

De son côté le gouvernement observait. Il observait, la main sur la poignée de l’épée. On pouvait voir, tout prêts à marcher, gibernes pleines, fusils et mousquetons chargés, place Louis XV, quatre escadrons de carabiniers, en selle et clairons en tête ; dans le pays latin et au Jardin des plantes, la garde municipale, échelonnée de rue en rue ; à la Halle-aux-Vins un escadron de dragons, à la Grève une moitié du 12e léger, l’autre moitié à la Bastille, le 6e dragons aux Célestins, de l’artillerie plein la cour du Louvre. Le reste des troupes était consigné dans les casernes, sans compter les régiments des environs de Paris. Le pouvoir inquiet tenait suspendus sur la multitude menaçante vingt-quatre mille soldats dans la ville et trente mille dans la banlieue.

Divers bruits circulaient dans le cortège. On parlait de menées légitimistes ; on parlait du duc de Reichstadt, que Dieu marquait pour la mort à cette minute même où la foule le désignait pour l’empire. Un personnage resté inconnu annonçait qu’à l’heure dite deux contre-maîtres gagnés ouvriraient au peuple les portes d’une fabrique d’armes. Ce qui dominait sur les fronts découverts de la plupart des assistants, c’était un enthousiasme mêlé d’accablement. On voyait aussi çà et là dans cette multitude en proie à tant d’émotions violentes, mais nobles, de vrais visages de malfaiteurs et des bouches ignobles qui disaient : pillons ! Il y a de certaines agitations qui remuent le fond des marais et qui font monter dans l’eau des nuages de boue. Phénomène auquel ne sont point étrangères les polices « bien faites ».

Le cortège chemina, avec une lenteur fébrile, de la maison mortuaire par les boulevards jusqu’à la Bastille. Il pleuvait de temps en temps ; la pluie ne faisait rien à cette foule. Plusieurs incidents, le cercueil promené autour de la colonne Vendôme, des pierres jetées au duc de Fitz-James aperçu à un balcon le chapeau sur la tête, le coq gaulois arraché d’un drapeau populaire et traîné dans la boue, un sergent de ville blessé d’un coup d’épée à la Porte Saint-Martin, un officier du 12e léger disant tout haut : Je suis républicain, l’école polytechnique survenant après sa consigne forcée, les cris : vive l’école polytechnique ! vive la république ! marquèrent le trajet du convoi. À la Bastille, les longues files de curieux redoutables qui descendaient du faubourg Saint-Antoine firent leur jonction avec le cortège et un certain bouillonnement terrible commença à soulever la foule.

On entendit un homme qui disait à un autre : — Tu vois bien celui-là avec sa barbiche rouge, c’est lui qui dira quand il faudra tirer. Il paraît que cette même barbiche rouge s’est retrouvée plus tard avec la même fonction dans une autre émeute, l’affaire Quénisset.