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MARIUS.

dans le célèbre manuscrit du douzième siècle de la bibliothèque de Naples. M. Mabeuf ne faisait jamais de feu dans sa chambre et se couchait avec le jour pour ne pas brûler de chandelle. Il semblait qu’il n’eût plus de voisins, on l’évitait quand il sortait, il s’en apercevait. La misère d’un enfant intéresse une mère, la misère d’un jeune homme intéresse une jeune fille, la misère d’un vieillard n’intéresse personne. C’est de toutes les détresses la plus froide. Cependant le père Mabeuf n’avait pas entièrement perdu sa sérénité d’enfant. Sa prunelle prenait quelque vivacité lorsqu’elle se fixait sur ses livres, et il souriait lorsqu’il considérait le Diogène Laërce, qui était un exemplaire unique. Son armoire vitrée était le seul meuble qu’il eût conservé en dehors de l’indispensable.

Un jour la mère Plutarque lui dit :

— Je n’ai pas de quoi acheter le dîner.

Ce qu’elle appelait le dîner, c’était un pain et quatre ou cinq pommes de terre.

— À crédit ? fit M. Mabeuf.

— Vous savez bien qu’on me refuse.

M. Mabeuf ouvrit sa bibliothèque, regarda longtemps tous ses livres l’un après l’autre, comme un père obligé de décimer ses enfants les regarderait avant de choisir, puis en prit un vivement, le mit sous son bras, et sortit. Il rentra deux heures après n’ayant plus rien sous le bras, posa trente sous sur la table et dit :

— Vous ferez à dîner.

À partir de ce moment, la mère Plutarque vit s’abaisser sur le candide visage du vieillard un voile sombre qui ne se releva plus. Le lendemain, le surlendemain, tous les jours, il fallut recommencer. M. Mabeuf sortait avec un livre et rentrait avec une pièce d’argent. Comme les libraires brocanteurs le voyaient forcé de vendre, ils lui rachetaient vingt sous ce qu’il avait payé vingt francs. Quelquefois aux mêmes libraires. Volume à volume, toute la bibliothèque y passait. Il disait par moments : J’ai pourtant quatrevingts ans, comme s’il avait je ne sais quelle arrière-espérance d’arriver à la fin de ses jours avant d’arriver à la fin de ses livres. Sa tristesse croissait. Une fois pourtant il eut une joie. Il sortit avec un Robert Estienne qu’il vendit trente-cinq sous quai Malaquais et revint avec un Aide qu’il avait acheté quarante sous rue des Grès. — Je dois cinq sous, dit-il tout rayonnant à la mère Plutarque. Ce jour-là il ne dîna point. Il était de la Société d’horticulture. On y savait son dénuement. Le président de cette société le vint voir, lui promit de parler de lui au ministre de l’agriculture et du commerce, et le fit. — Mais comment donc ! s’écria le ministre. Je crois bien ! Un vieux savant ! un botaniste ! un bonhomme inof-