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MARIUS REDEVIENT RÉEL…

— Tu verras.

— Un jour sans te voir ! mais c’est impossible.

— Sacrifions un jour pour avoir peut-être toute la vie.

Et Marius ajouta à demi-voix et en aparté :

— C’est un homme qui ne change rien à ses habitudes, et il n’a jamais reçu personne que le soir.

— De quel homme parles-tu ? demanda Cosette.

— Moi ? je n’ai rien dit.

— Qu’est-ce que tu espères donc ?

— Attends jusqu’à après-demain.

— Tu le veux ?

— Oui, Cosette.

Elle lui prit la tête dans ses deux mains, se haussant sur la pointe des pieds pour être à sa taille, et cherchant à voir dans ses yeux son espérance.

Marius reprit :

— J’y songe, il faut que tu saches mon adresse, il peut arriver des choses, on ne sait pas, je demeure chez cet ami appelé Courfeyrac, rue de la Verrerie, numéro 16.

Il fouilla dans sa poche, en tira un couteau-canif, et avec la lame écrivit sur le plâtre du mur :

16, rue de la Verrerie.

Cosette cependant s’était remise à lui regarder dans les yeux.

— Dis-moi ta pensée. Marius, tu as une pensée. Dis-la-moi. Oh ! dis-la-moi pour que je passe une bonne nuit !

— Ma pensée, la voici : c’est qu’il est impossible que Dieu veuille nous séparer. Attends-moi après-demain.

— Qu’est-ce que je ferai jusque-là. ? dit Cosette. Toi, tu es dehors, tu vas, tu viens. Comme c’est heureux, les hommes ! Moi, je vais rester toute seule. Oh ! que je vais être triste ! Qu’est-ce que tu feras donc demain soir,

— J’essayerai une chose.

— Alors je prierai Dieu et je penserai à toi d’ici là pour que tu réussisses. Je ne te questionne plus, puisque tu ne veux pas. Tu es mon maître. Je passerai ma soirée demain à chanter cette musique d’Euryanthe que tu aimes et que tu es venu entendre un soir derrière mon volet. Mais après-demain tu viendras de bonne heure. Je t’attendrai à la nuit, à neuf heures précises, je t’en préviens. Mon Dieu ! que c’est triste que les jours soient longs ! Tu entends, à neuf heures sonnant je serai dans le jardin.

— Et moi aussi.

Et sans se l’être dit, mus par la même pensée, entraînés par ces courants