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ORIGINE.

tion directe et la métaphore : — Le cab jaspine, je marronne que la roulotte de Pantin trime dans le sabri ; le chien aboie, je soupçonne que la diligence de Paris passe dans le bois. — Le dab est sinve, la dabuge est merloussière, la fée est bative ; le bourgeois est bête, la bourgeoise est rusée, la fille est jolie. — Le plus souvent, afin de dérouter les écouteurs, l’argot se borne à ajouter indistinctement à tous les mots de la langue une sorte de queue ignoble, une terminaison en aille, en orgue, en iergue, ou en uche. Ainsi : Vousiergue trouvaille bonorgue ce gigotmuche ? Trouvez-vous ce gigot bon ? Phrase adressée par Cartouche à un guichetier, afin de savoir si la somme offerte pour l’évasion lui convenait. — La terminaison en mar a été ajoutée assez récemment.

L’argot, étant l’idiome de la corruption, se corrompt vite. En outre, comme il cherche toujours à se dérober, sitôt qu’il se sent compris, il se transforme. Au rebours de toute autre végétation, tout rayon de jour y tue ce qu’il touche. Aussi l’argot va-t-il se décomposant et se recomposant sans cesse ; travail obscur et rapide qui ne s’arrête jamais. Il fait plus de chemin en dix ans que la langue en dix siècles. Ainsi le larton[1] devient le lartif ; le gail[2] devient le gaye ; la fertanche[3], la fertille ; le momignard, le momacque ; les siques[4], les frusques ; la chique[5], l’égrugeoir ; le colabre[6], le colas. Le diable est d’abord gahisto, puis le rabouin, puis le boulanger ; le prêtre est le ratichon, puis le sanglier ; le poignard est le vingt-deux, puis le surin, puis le lingre ; les gens de police sont des railles, puis des roussins, puis des rousses, puis des marchands de lacets, puis des coqueurs, puis des cognes ; le bourreau est le taule, puis Charlot, puis l’atigeur, puis le becquillard. Au dix-septième siècle, se battre, c’était se donner du tabac ; au dix-neuvième, c’est se chiquer la gueule. Vingt locutions différentes ont passé entre ces deux extrêmes. Cartouche parlerait hébreu pour Lacenaire. Tous les mots de cette langue sont perpétuellement en fuite comme les hommes qui les prononcent.

Cependant, de temps en temps, et à cause de ce mouvement même, l’ancien argot reparaît et redevient nouveau. Il a ses chefs-lieux où il se maintient. Le Temple conservait l’argot du dix-septième siècle ; Bicêtre, lorsqu’il était prison, conservait l’argot de Thunes. On y entendait la terminaison en anche des vieux thuneurs. Boyanches-tu (Bois-tu ?) il croyanche (il croit). Mais le mouvement perpétuel n’en reste pas moins la loi.

Si le philosophe parvient à fixer un moment, pour l’observer, cette langue qui s’évapore sans cesse, il tombe dans de douloureuses et utiles méditations. Aucune étude n’est plus efficace et plus féconde en enseignements. Pas une

  1. Pain.
  2. Cheval.
  3. Paille.
  4. Hardes.
  5. L’église.
  6. Le cou.