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LES MISÉRABLES. — L’IDYLLE RUE PLUMET.

vrier. On n’a jamais pu découvrir comment, et par quelle connivence, il avait réussi à s’y procurer et à y cacher une bouteille de ce vin inventé, dit-on, par Desrues, auquel se mêle un narcotique et que la bande des Endormeurs a rendu célèbre.

Il y a dans beaucoup de prisons des employés traîtres, mi-partis geôliers et voleurs, qui aident aux évasions, qui vendent à la police une domesticité infidèle, et qui font danser l’anse du panier à salade.

Dans cette même nuit donc, où le petit Gavroche avait recueilli les deux enfants errants, Brujon et Gueulemer, qui savaient que Babet, évadé le matin même, les attendait dans la rue ainsi que Montparnasse, se levèrent doucement et se mirent à percer avec le clou que Brujon avait trouvé le tuyau de cheminée auquel leurs lits touchaient. Les gravois tombaient sur le lit de Brujon, de sorte qu’on ne les entendait pas. Les giboulées mêlées de tonnerre ébranlaient les portes sur leurs gonds et faisaient dans la prison un vacarme affreux et utile. Ceux des prisonniers qui se réveillèrent firent semblant de se rendormir et laissèrent faire Gueulemer et Brujon. Brujon était adroit ; Gueulemer était vigoureux. Avant qu’aucun bruit fût parvenu au surveillant couché dans la cellule grillée qui avait jour sur le dortoir, le mur était percé, la cheminée escaladée, le treillis de fer qui fermait l’orifice supérieur du tuyau forcé, et les deux redoutables bandits sur le toit. La pluie et le vent redoublaient, le toit glissait.

— Quelle bonne sorgue pour une crampe[1] ! dit Brujon.

Un abîme de six pieds de large et de quatrevingts pieds de profondeur les séparait du mur de ronde. Au fond de cet abîme ils voyaient reluire dans l’obscurité le fusil d’un factionnaire. Ils attachèrent par un bout aux tronçons des barreaux de la cheminée qu’ils venaient de tordre la corde que Brujon avait filée dans son cachot, lancèrent l’autre bout par-dessus le mur de ronde, franchirent d’un bond l’abîme, se cramponnèrent au chevron du mur, l’enjambèrent, se laissèrent glisser l’un après l’autre le long de la corde sur un petit toit qui touche à la maison des Bains, ramenèrent leur corde à eux, sautèrent dans la cour des Bains, la traversèrent, poussèrent le vasistas du portier, auprès duquel pendait son cordon, tirèrent le cordon, ouvrirent la porte cochère, et se trouvèrent dans la rue.

Il n’y avait pas trois quarts d’heure qu’ils s’étaient levés debout sur leurs lits dans les ténèbres, leur clou à la main, leur projet dans la tête.

Quelques instants après, ils avaient rejoint Babet et Montparnasse qui rôdaient dans les environs.

En tirant leur corde à eux, ils l’avaient cassée, et il en était resté un mor-

  1. Quelle bonne nuit pour une évasion !