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OÙ LE PETIT GAVROCHE TIRE PARTI…

Après une pause, il poursuivit :

— Les bêtes avaient tout ça. Je le leur ai pris. Ça ne les a pas fâchées. Je leur ai dit : C’est pour l’éléphant.

Il fit encore un silence et reprit :

— On passe par-dessus les murs et on se fiche du gouvernement. V’là.

Les deux enfants considéraient avec un respect craintif et stupéfait cet être intrépide et inventif, vagabond comme eux, isolé comme eux, chétif comme eux, qui avait quelque chose de misérable et de tout-puissant, qui leur semblait surnaturel, et dont la physionomie se composait de toutes les grimaces d’un vieux saltimbanque mêlées au plus naïf et au plus charmant sourire.

— Monsieur, fit timidement l’aîné, vous n’avez donc pas peur des sergents de ville ?

Gavroche se borna à répondre :

— Môme ! on ne dit pas les sergents de ville, on dit les cognes.

Le tout petit avait les yeux ouverts, mais il ne disait rien. Comme il était au bord de la natte, l’aîné étant au milieu. Gavroche lui borda la couverture comme eût fait une mère et exhaussa la natte sous sa tête avec de vieux chiffons de manière à faire au môme un oreiller. Puis il se tourna vers l’aîné.

— Hein ? on est joliment bien, ici !

— Ah oui ! répondit l’aîné en regardant Gavroche avec une expression d’ange sauvé.

Les deux pauvres petits enfants tout mouillés commençaient à se réchauffer.

— Ah çà, continua Gavroche, pourquoi donc est-ce que vous pleuriez ? Et montrant le petit à son frère :

— Un mioche comme ça, je ne dis pas ; mais un grand comme toi, pleurer, c’est crétin ; on a l’air d’un veau.

— Dame, fit l’enfant, nous n’avions plus du tout de logement où aller.

— Moutard ! reprit Gavroche, on ne dit pas un logement, on dit une piolle.

— Et puis nous avions peur d’être tout seuls comme ça la nuit.

— On ne dit pas la nuit, on dit la sorgue.

— Merci, monsieur, dit l’enfant.

— Écoute, repartit Gavroche, il ne faut plus geindre jamais pour rien. J’aurai soin de vous. Tu verras comme on s’amuse. L’été, nous irons à la Glacière avec Navet, un camarade à moi, nous nous baignerons à la gare, nous courrons tout nus sur les trains devant le pont d’Austerlitz, ça fait rager les blanchisseuses. Elles crient, elles bisquent, si tu savais comme elles sont farces ! Nous irons voir l’homme squelette. Il est en vie. Aux Champs-Élysées. Il est maigre comme tout, ce paroissien-là. Et puis je vous conduirai