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cheur ! Que de paysages enlevés d’une plume ailée où brille et rayonne un sentiment exquis de la nature ! Que de tableaux où la vie palpite, où l’émotion vous prend à la gorge, où la pitié vous gagne, la pitié ou la terreur !

… Une pensée ample, large, claire, profonde se présente-t-elle ? M. Victor Hugo se garde bien de l’exposer avec cette sobriété magistrale qui en double la force. Il part, il s’emporte, et le voilà qui piaffe et caracole autour de sa pensée. Il y revient, il la retourne, il la délaie, il se sert de sa plume comme un virtuose de son archet ; les comparaisons, les images accourent, les antithèses se suivent à la file. Les variations continuent et l’idée se noie dans une avalanche de mots.

… Une chose est à remarquer, du reste, à mesure qu’on avance dans cette lecture : c’est la tendance de plus en plus accusée de M. Victor Hugo de donner une âme, une pensée aux choses inanimées, une forme, une physionomie, en quelque sorte des organes aux choses de l’esprit ; il arrive ainsi à matérialiser l’idéal, à idéaliser la matière… c’est l’introduction violente du panthéisme dans la phrase.

… Le livre est terrible, on pourrait dire néfaste.

C’est encore un de ces livres faits, et l’on sait s’ils abondent, pour égarer la conscience publique, pour la tromper et la perdre. Il porte ce titre : Quatrevingt-treize. C’est en effet la glorification, plus encore, l’apothéose de 93.

La philosophie de Quatrevingt-treize.
Réponse aux détracteurs.
E. Telle.

… L’humanité est au-dessus de tous les partis. Voilà la pensée-mère.

Thiers avait à peine entrevu la Révolution française.

Lamartine en avait fait un roman sans valeur historique et divinisé l’ange de l’assassinat.

Louis Blanc l’avait placée tout entière dans la Montagne.

Hamel l’avait seulement imaginée dans le cerveau de Robespierre ou de Saint-Just.

Les positivistes religieux l’avaient fait tenir dans l’âme de Danton.

D’autres, amants dévoués, jusqu’à mourir pour elle, mais ceux-là sérieux et convaincus, l’avaient vue dans l’œil profond de Marat, et dans les grandes joies ou les grandes colères du Père Duchesne.

Michelet l’avait montrée dans l’âme du peuple.

Tous avaient été plus ou moins Girondins, Jacobins, Robespierristes, Hébertistes ou éclectiques.

Tous avaient eu leur homme nécessaire, leur culte, leur ange, leur Dieu, leur secte, leur parti, leur personnification populaire.

Vous, Hugo, vous avez placé la Révolution dans l’âme même de l’humanité, comme dans un refuge indestructible. Vous avez élevé le fond de l’âme humaine au-dessus de tous les partis, vous lui avez dressé un sanctuaire sacré en dehors de la portée du sang ; vous avez immortalisé la Révolution par l’amour.

Voilà pourquoi vous en êtes devenu le philosophe.

Voilà pourquoi vous la ferez aimer, même par le monde des partis, des préventions et des préjugés.

Quatrevingt-treize est le roman, le poème, le drame et l’épopée, l’histoire du cœur humain, non pas plein de ses passions mesquines, secondaires et égoïstes, qui tiennent souvent trop de place dans son évolution, mais rempli ou inondé spontanément par cet amour désintéressé qui s’élève en lui comme une voix intérieure, comme le cri de la conscience au milieu des grandes débâcles, des colères implacables de la guerre civile, en face du peloton d’exécution, des monstruosités d’une lutte sans pitié ; par cet amour pur et désintéressé pour l’enfant, pour la femme, pour le vieillard ; de la force pour la faiblesse, du vainqueur, même pour un ennemi abattu, par pur esprit d’humanité.

Quatrevingt-treize est une leçon laissée par Victor Hugo aux générations futures. Certains esprits faux lui ont déjà reproché d’avoir trop peu fait d’histoire ; quelques autres, d’en avoir beaucoup trop fait.

Quelle contradiction !

La vérité, c’est que vous trouvez que l’auteur a trop éclairé le fond des choses ; la preuve, c’est qu’en plein Journal des Débats, à la date du 8 mars, sous la signature : Amédée Achard, vous lui reprochez d’avoir fait une profession de foi politique.