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plus forts, d’être les plus faibles, étant les victorieux, d’être les meurtriers, et de faire dire qu’il y a, du côté de la monarchie, ceux qui sauvent les enfants, et, du côté de la république, ceux qui tuent les vieillards !

On verrait ce grand soldat, cet octogénaire puissant, ce combattant désarmé, volé plutôt que pris, saisi en pleine bonne action, garrotté avec sa permission, ayant encore au front la sueur d’un dévouement grandiose, monter les marches de l’échafaud comme on monte les degrés d’une apothéose ! Et l’on mettrait sous le couperet cette tête, autour de laquelle voleraient, suppliantes, les trois âmes des petits anges sauvés ! et, devant ce supplice infamant pour les bourreaux, on verrait le sourire sur la face de cet homme, et sur la face de la république la rougeur !

Et cela s’accomplirait en présence de Gauvain, chef !

Et, pouvant l’empêcher, il s’abstiendrait ! Et il se contenterait de ce congé altier, — Cela ne te regarde plus ! — Et il ne se dirait point qu’en pareil cas, abdication, c’est complicité ! Et il ne s’apercevrait pas que, dans une action si énorme, entre celui qui fait et celui qui laisse faire, celui qui laisse faire est le pire, étant le lâche !

Mais cette mort, ne l’avait-il pas promise ? Lui, Gauvain, l’homme clément, n’avait-il pas déclaré que Lantenac faisait exception à la clémence, et qu’il livrerait Lantenac à Cimourdain ?

Cette tête, il la devait. Eh bien, il la payait. Voilà tout.

Mais était-ce bien la même tête ?

Jusqu’ici Gauvain n’avait vu dans Lantenac que le combattant barbare, le fanatique de royauté et de féodalité, le massacreur de prisonniers, l’assassin déchaîné par la guerre, l’homme sanglant. Cet homme-là, il ne le craignait pas ; ce proscripteur, il le proscrirait ; cet implacable le trouverait implacable. Rien de plus simple, le chemin était tracé et lugubrement facile à suivre, tout était prévu, on tuera celui qui tue, on était dans la ligne droite de l’horreur. Inopinément, cette ligne droite s’était rompue, un tournant imprévu révélait un horizon nouveau, une métamorphose avait eu lieu. Un Lantenac inattendu entrait en scène. Un héros sortait du monstre ; plus qu’un héros, un homme. Plus qu’une âme, un cœur. Ce n’était plus un tueur que Gauvain avait devant lui, mais un sauveur. Gauvain était terrassé par un flot de clarté céleste. Lantenac venait de le frapper d’un coup de foudre de bonté.

Et Lantenac transfiguré ne transfigurerait pas Gauvain ! Quoi ! ce coup de lumière serait sans contre-coup ! L’homme du passé irait en avant, et l’homme de l’avenir en arrière ! L’homme des barbaries et des superstitions ouvrirait des ailes subites, et planerait, et regarderait ramper sous lui, dans de la fange et dans de la nuit, l’homme de l’idéal ! Gauvain resterait à plat ventre dans la