Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IV.djvu/86

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
72
LES MISÉRABLES. — COSETTE.

monstrueuse, c’était la France qui la commettait ; de force ; car, en dehors des guerres libératrices, tout ce que font les armées, elles le font de force. Le mot obéissance passive l’indique. Une armée est un étrange chef-d’œuvre de combinaison où la force résulte d’une somme énorme d’impuissance. Ainsi s’explique la guerre, faite par l’humanité contre l’humanité malgré l’humanité.

Quant aux Bourbons, la guerre de 1823 leur fut fatale. Ils la prirent pour un succès. Ils ne virent point quel danger il y a à faire tuer une idée par une consigne. Ils se méprirent dans leur naïveté au point d’introduire dans leur établissement comme élément de force l’immense affaiblissement d’un crime. L’esprit de guet-apens entra dans leur politique. 1830 germa dans 1823. La campagne d’Espagne devint dans leurs conseils un argument pour les coups de force et pour les aventures de droit divin. La France, ayant rétabli el rey neto en Espagne, pouvait bien rétablir le roi absolu chez elle. Ils tombèrent dans cette redoutable erreur de prendre l’obéissance du soldat pour le consentement de la nation. Cette confiance-là perd les trônes. Il ne faut s’endormir, ni à l’ombre d’un mancenillier, ni à l’ombre d’une armée.

Revenons au navire l’Orion.

Pendant les opérations de l’armée commandée par le prince-généralissime, une escadre croisait dans la Méditerranée. Nous venons de dire que l’Orion était de cette escadre et qu’il fut ramené par des événements de mer dans le port de Toulon.

La présence d’un vaisseau de guerre dans un port a je ne sais quoi qui appelle et qui occupe la foule. C’est que cela est grand, et que la foule aime ce qui est grand.

Un vaisseau de ligne est une des plus magnifiques rencontres qu’ait le génie de l’homme avec la puissance de la nature.

Un vaisseau de ligne est composé à la fois de ce qu’il y a de plus lourd et de ce qu’il y a de plus léger, parce qu’il a affaire en même temps aux trois formes de la substance, au solide, au liquide, au fluide, et qu’il doit lutter contre toutes les trois. Il a onze griffes de fer pour saisir le granit au fond de la mer, et plus d’ailes et plus d’antennes que la bigaille pour prendre le vent dans les nuées. Son haleine sort par ses cent vingt canons comme par des clairons énormes, et répond fièrement à la foudre. L’océan cherche à l’égarer dans l’effrayante similitude de ses vagues, mais le vaisseau a son âme, sa boussole, qui le conseille et lui montre toujours le nord. Dans les nuits noires ses fanaux suppléent aux étoiles. Ainsi, contre le vent il a la corde et la toile, contre l’eau le bois, contre le rocher le fer, le cuivre et le plomb, contre l’ombre la lumière, contre l’immensité une aiguille.

Si l’on veut se faire une idée de toutes ces proportions gigantesques dont