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NOTES DE L’ÉDITEUR.

Oh ! monsieur, je crois encore, après cinquante-six ans, entendre cette parole suave, faite de charité, de simplicité et de bonhomie, cette voix d’or qui allait à l’âme, apaisait la conscience, attendrissait avant de convaincre, et rendait, pour ainsi dire, visibles les vérités de l’espérance et de la foi.

Mon ami ! mon ami ! répéta Pierre Maurin comme se parlant à lui-même. Il me sembla que son mâle et sombre visage s’éclairait, qu’une larme à demi contenue glissait au bord de ses paupières. Alors il se nomma, nous dit ce qu’il était, comment il avait mérité le bagne et comment les hôteliers de la ville avaient refusé de le recevoir et de le loger. — « J’aurais pourtant payé, ajouta-t-il, et j’ai bien faim. » — Asseyez-vous là, mon ami ! dit l’évêque en lui montrant la table couverte d’une nappe bien blanche. — Rosalie, un couvert de plus !

Rien ne saurait vous donner une idée de l’expression d’étonnement, de reconnaissance, de confusion, d’ahurissement qui se peignit sur les traits énergiques du galérien libéré. Il s’y mêla d’abord un reste de méfiance, comme s’il eût redouté une mystification ou se fût attendu à se réveiller brusquement d’un songe. Mais quand il vit Rosalie approcher de la table une troisième chaise, mettre un troisième couvert, quand il vit arriver une soupière fumante, flanquée d’un plat de poisson et d’une pyramide de pommes de terre, lorsque sur un signe de Monseigneur, je débouchai une bouteille de vin de Lamalgue, tapissée de toiles d’araignée, la surprise de Pierre devint de l’extase. Il joignit les mains et s’écria :

— Oh ! monsieur le curé ! vous êtes donc un ange du Paradis ?

— Non, mon ami, je ne suis qu’un pauvre pécheur ; mais, si je vous réconcilie avec le Paradis et avec ses anges, ma journée ne sera pas perdue.

Pierre Maurin mourait de faim et de soif ; il mangea et but avec une avidité quasi bestiale qu’il ne cherchait pas à dissimuler. Mais, attentif à tous les mouvements de cet étrange convive, à toutes les variations de sa pantomime et de sa figure, je fis une remarque dont je me suis souvenu plus tard. À mesure que s’assouvissaient les appétits de la table, un mystérieux travail s’opérait au fond de cette âme voilée de ténèbres. Inconsciente encore, dominée par les sens, engloutie dans un océan d’opprobre, d’horreur et de souffrance, on devinait qu’elle commencerait à réfléchir au moment où le corps n’aurait plus faim. Une heure après, comme Pierre rassasié tombait de fatigue et de sommeil, Mgr  Miollis lui annonça qu’il avait sa chambre et son lit tout prêts au bout du corridor — « la chambre d’ami ! » ajouta-t-il avec son bon sourire, ayant reconnu déjà l’effet magique de ce mot sur cette intelligence noircie, dévastée et meurtrie.

Rosalie, toujours fidèle à l’obéissance passive, conduisit Pierre Maurin dans la chambre…

La nuit se passa très paisiblement, et le lendemain, Rosalie retrouva ses couverts là où elle les avait mis. Au point du jour je me promenais dans le jardin avec Monseigneur… Notre promenade nous avait ramenés sous la fenêtre de la chambre d’ami où le galérien venait de dormir sous le même toit que l’évêque. Monseigneur, levant les yeux dans la direction de cette fenêtre, me dit avec une expression d’affectueuse inquiétude :

— L’abbé ! qu’allons-nous faire de ce pauvre garçon ?…

Pierre Maurin parut un instant à la fenêtre. Sa large poitrine se souleva comme pour aspirer, à elle seule, tout cet air vivifiant qui lui rappelait les belles matinées de son innocente jeunesse et les scènes de sa vie rustique, il nous aperçut, nous salua, les yeux fixés sur l’évêque avec une ineffable expression de gratitude, d’admiration, de respect, d’amour et d’humilité. Mais son humilité n’était déjà plus de la bassesse ; son étonnement n’était plus de la stupeur. Une bonne nuit dans des draps bien blancs, quelques heures d’un sommeil paisible, l’indéfinissable influence d’une maison habitée par un saint, ces sensations si nouvelles pour lui d’un accueil cordial après tant de rebuffades, d’un sourire d’évêque après le bâton du garde-chiourme, tout contribuait à opérer chez ce jeune homme, plus enténébré que perverti, un commencement de régénération morale dont il n’avait pas conscience, mais qui se traduisait déjà dans son regard, dans son attitude et sur sa figure.

— Vraiment on croirait que ce n’est plus le même homme ! dis-je à Monseigneur.