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L’EMPEREUR FAIT UNE QUESTION…

devant Napoléon, avaient à peine troublé son regard et n’avaient point assombri cette face impériale de la certitude. Napoléon était habitué à regarder la guerre fixement ; il ne faisait jamais chiffre à chiffre l’addition poignante du détail  ; les chiffres lui importaient peu, pourvu qu’ils donnassent ce total : victoire ; que les commencements s’égarassent, il ne s’en alarmait point, lui qui se croyait maître et possesseur de la fin ; il savait attendre, se supposant hors de question, et il traitait le destin d’égal à égal. Il paraissait dire au sort : tu n’oserais pas.

Mi-parti lumière et ombre. Napoléon se sentait protégé dans le bien et toléré dans le mal. Il avait, ou croyait avoir pour lui, une connivence, on pourrait presque dire une complicité des événements, équivalente à l’antique invulnérabilité.

Pourtant, quand on a derrière soi la Bérésina, Leipsick et Fontainebleau, il semble qu’on pourrait se défier de Waterloo. Un mystérieux froncement de sourcil devient visible au fond du ciel.

Au moment où Wellington rétrograda, Napoléon tressaillit. Il vit subitement le plateau de Mont-Saint-Jean se dégarnir et le front de l’armée anglaise disparaître. Elle se ralliait, mais se dérobait. L’empereur se souleva à demi sur ses étriers. L’éclair de la victoire passa dans ses yeux.

Wellington acculé à la forêt de Soignes et détruit, c’était le terrassement définitif de l’Angleterre par la France ; c’était Crécy, Poitiers, Malplaquet et Ramillies vengés. L’homme de Marengo raturait Azincourt.

L’empereur alors, méditant la péripétie terrible, promena une dernière fois sa lunette sur tous les points du champ de bataille. Sa garde, l’arme au pied derrière lui, l’observait d’en bas avec une sorte de religion. Il songeait ; il examinait les versants, notait les pentes, scrutait le bouquet d’arbres, le carré de seigles, le sentier ; il semblait compter chaque buisson. Il regarda avec quelque fixité les barricades anglaises des deux chaussées, deux larges abatis d’arbres, celle de la chaussée de Genappe au-dessus de la Haie-Sainte, armée de deux canons, les seuls de toute l’artillerie anglaise qui vissent le fond du champ de bataille, et celle de la chaussée de Nivelles où étincelaient les bayonnettes hollandaises de la brigade Chassé. Il remarqua près de cette barricade la vieille chapelle de Saint-Nicolas peinte en blanc qui est à l’angle de la traverse vers Braine-l’Alleud. Il se pencha et parla à demi-voix au guide Lacoste. Le guide fit un signe de tête négatif, probablement perfide.

L’empereur se redressa et se recueillit.

Wellington avait reculé. Il ne restait plus qu’à achever ce recul par un écrasement.