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M. MABEUF.

M. Mabeuf tressaillait à un coup de sonnette. — Monsieur, lui disait tristement la mère Plutarque, c’est le porteur d’eau. — Bref, un jour M. Mabeuf quitta la rue Mézières, abdiqua les fonctions de marguillier, renonça à Saint-Sulpice, vendit une partie, non de ses livres, mais de ses estampes, — ce à quoi il tenait le moins, — et s’alla installer dans une petite maison du boulevard Montparnasse, où du reste il ne demeura qu’un trimestre, pour deux raisons : premièrement, le rez-de-chaussée et le jardin coûtaient trois cents francs et il n’osait pas mettre plus de deux cents francs à son loyer ; deuxièmement, étant voisin du tir Fatou, il entendait toute la journée des coups de pistolet, ce qui lui était insupportable.

Il emporta sa Flore, ses cuivres, ses herbiers, ses portefeuilles et ses livres, et s’établit près de la Salpêtrière dans une espèce de chaumière du village d’Austerlitz, où il avait pour cinquante écus par an trois chambres et un jardin clos d’une haie avec puits. Il profita de ce déménagement pour vendre presque tous ses meubles. Le jour de son entrée dans ce nouveau logis, il fut très gai et cloua lui-même les clous pour accrocher les gravures et les herbiers, il piocha son jardin le reste de la journée, et, le soir, voyant que la mère Plutarque avait l’air morne et songeait, il lui frappa sur l’épaule et lui dit en souriant : — Bah ! nous avons l’indigo !

Deux seuls visiteurs, le libraire de la Porte Saint-Jacques et Marins, étaient admis à le voir dans sa chaumière d’Austerlitz, nom tapageur qui lui était, pour tout dire, assez désagréable.

Du reste, comme nous venons de l’indiquer, les cerveaux absorbés dans une sagesse, ou dans une folie, ou, ce qui arrive souvent, dans les deux à la fois, ne sont que très lentement perméables aux choses de la vie. Leur propre destin leur est lointain. Il résulte de ces concentrations-là une passivité qui, si elle était raisonnée, ressemblerait à la philosophie. On décline, on descend, on s’écoule, on s’écroule même, sans trop s’en apercevoir. Cela finit toujours, il est vrai, par un réveil, mais tardif. En attendant, il semble qu’on soit neutre dans le jeu qui se joue entre notre bonheur et notre malheur. On est l’enjeu, et l’on regarde la partie avec indifférence.

C’est ainsi qu’à travers cet obscurcissement qui se faisait autour de lui, toutes ses espérances s’éteignant l’une après l’autre, M. Mabeuf était resté serein, un peu puérilement, mais très profondément. Ses habitudes d’esprit avaient le va-et-vient d’un pendule. Une fois monté par une illusion, il allait très longtemps, même quand l’illusion avait dispara. Une horloge ne s’arrête pas court au moment précis où l’on en perd la clef.

M. Mabeuf avait des plaisirs innocents. Ces plaisirs étaient peu coûteux et inattendus ; le moindre hasard les lui fournissait. Un jour la mère Plutarque lisait un roman dans un coin de la chambre. Elle lisait haut, trouvant qu’elle