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L’ARRIÈRE-SALLE DU CAFÉ MUSAIN.

entre le consul Incitatus et le baronnet Roastbeef. Quant à la valeur intrinsèque des gens, elle n’est guère plus respectable. Écoutez le panégyrique que le voisin fait du voisin. Blanc sur blanc est féroce ; si le lys parlait, comme il arrangerait la colombe ! une bigote qui jase d’une dévote est plus venimeuse que l’aspic et le bongare bleu. C’est dommage que je sois un ignorant, car je vous citerais une foule de choses ; mais je ne sais rien. Par exemple, j’ai toujours eu de l’esprit ; quand j’étais élève chez Gros, au lieu de barbouiller des tableautins, je passais mon temps à chiper des pommes ; rapin est le mâle de rapine. Voilà pour moi ; quant à vous autres, vous me valez. Je me fiche de vos perfections, excellences et qualités. Toute qualité verse dans un défaut ; l’économe touche à l’avare, le généreux confine au prodigue, le brave côtoie le bravache ; qui dit très pieux dit un peu cagot ; il y a juste autant de vices dans la vertu qu’il y a de trous au manteau de Diogène. Qui admirez-vous, le tué ou le tueur, César ou Brutus ? Généralement on est pour le tueur. Vive Brutus ! il a tué. C’est ça qui est la vertu. Vertu ? soit, mais folie aussi. Il y a des taches bizarres à ces grands hommes-là. Le Brutus qui tua César était amoureux d’une statue de petit garçon. Cette statue était du statuaire grec Strongylion, lequel avait aussi sculpté cette figure d’amazone appelée Belle-Jambe, Eucnemos, que Néron emportait avec lui dans ses voyages. Ce Strongylion n’a laissé que deux statues qui ont mis d’accord Brutus et Néron ; Brutus fut amoureux de l’une et Néron de l’autre. Toute l’histoire n’est qu’un long rabâchage. Un siècle est le plagiaire de l’autre. La bataille de Marengo copie la bataille de Pydna ; le Tolbiac de Clovis et l’Austerlitz de Napoléon se ressemblent comme deux gouttes de sang. Je fais peu de cas de la victoire. Rien n’est stupide comme vaincre ; la vraie gloire est convaincre. Mais tâchez donc de prouver quelque chose ! Vous vous contentez de réussir, quelle médiocrité ! et de conquérir, quelle misère ! Hélas, vanité et lâcheté partout. Tout obéit au succès, même la grammaire. Si volet usus, dit Horace. Donc je dédaigne le genre humain. Descendrons-nous du tout à la partie ? Voulez-vous que je me mette à admirer les peuples ? Quel peuple, s’il vous plaît. ? Est-ce la Grèce ? Les athéniens, ces parisiens de jadis, tuaient Phocion, comme qui dirait Coligny, et flagornaient les tyrans au point qu’Anacéphore disait de Pisistrate : Son urine attire les abeilles. L’homme le plus considérable de la Grèce pendant cinquante ans a été ce grammairien Philetas, lequel était si petit et si menu qu’il était obligé de plomber ses souliers pour n’être pas emporté par le vent. Il y avait sur la plus grande place de Corinthe une statue sculptée par Silanion et cataloguée par Pline ; cette statue représentait Épisthate. Qu’a fait Épisthate ? il a inventé le croc-en-jambe. Ceci résume la Grèce et la gloire. Passons à d’autres. Admirerai-je l’Angleterre ? Admirerai-je la