Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IV.djvu/379

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
365
UN GROUPE QUI A FAILLI DEVENIR…

aurore sans doute, mais pourquoi ne pas attendre le lever du jour ? Un volcan éclaire, mais l’aube éclaire encore mieux. Combeferre préférait peut-être la blancheur du beau au flamboiement du sublime. Une clarté troublée par de la fumée, un progrès acheté par de la violence, ne satisfaisaient qu’à demi ce tendre et sérieux esprit. Une précipitation à pic d’un peuple dans la vérité, un 93, l’effarait ; cependant la stagnation lui répugnait plus encore, il y sentait la putréfaction et la mort ; à tout prendre, il aimait mieux l’écume que le miasme, et il préférait au cloaque le torrent, et la chute du Niagara au lac de Montfaucon. En somme il ne voulait ni halte, ni hâte. Tandis que ses tumultueux amis, chevaleresquement épris de l’absolu, adoraient et appelaient les splendides aventures révolutionnaires, Combeferre inclinait à laisser faire le progrès, le bon progrès, froid peut-être, mais pur ; méthodique, mais irréprochable ; flegmatique, mais imperturbable. Combeferre se fût agenouillé et eût joint les mains pour que l’avenir arrivât avec toute sa candeur, et pour que rien ne troublât l’immense évolution vertueuse des peuples. Il faut que le bien soit innocent répétait-il sans cesse. Et en effet, si la grandeur de la révolution, c’est de regarder fixement l’éblouissant idéal et d’y voler à travers les foudres, avec du sang et du feu à ses serres, la beauté du progrès, c’est d’être sans tache j et il y a entre Washington qui représente l’un et Danton qui incarne l’autre, la différence qui sépare l’ange aux ailes de cygne de l’ange aux ailes d’aigle.

Jean Prouvaire était une nuance plus adoucie encore que Combeferre. Il s’appelait Jehan, par cette petite fantaisie momentanée qui se mêlait au puissant et profond mouvement d’où est sortie l’étude si nécessaire du moyen-âge. Jean Prouvaire était amoureux, cultivait un pot de fleurs, jouait de la flûte, faisait des vers, aimait le peuple, plaignait la femme, pleurait sur l’enfant, confondait dans la même confiance l’avenir et Dieu, et blâmait la révolution d’avoir fait tomber une tête royale, celle d’André Chénier. Il avait la voix habituellement délicate et tout à coup virile. Il était lettré jusqu’à l’érudition, et presque orientaliste. Il était bon par-dessus tout ; et, chose toute simple pour qui sait combien la bonté confine à la grandeur, en fait de poésie il préférait l’immense. Il savait l’italien, le latin, le grec et l’hébreu ; et cela lui servait à ne lire que quatre poètes : Dante, Juvénal, Eschyle et Isaïe. En français, il préférait Corneille à Racine et Agrippa d’Aubigné à Corneille. Il flânait volontiers dans les champs de folle avoine et de bleuets, et s’occupait des nuages presque autant que des événements. Son esprit avait deux attitudes, l’une du côté de l’homme, l’autre du côté de Dieu ; il étudiait, ou il contemplait. Toute la journée il approfondissait les questions sociales : le salaire, le capital, le crédit, le mariage, la religion, la liberté de penser, la liberté d’aimer, l’éducation,