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LES MISÉRABLES. — FANTINE.

1815 de vieilles murailles flanquées de tours carrées qu’on a démolies depuis. Il passa par une brèche et rentra dans la ville.

Il pouvait être huit heures du soir. Comme il ne connaissait pas les rues, il recommença sa promenade à l’aventure.

Il parvint ainsi à la préfecture, puis au séminaire. En passant sur la place de la cathédrale, il montra le poing à l’église.

Il y a au coin de cette place une imprimerie. C’est là que furent imprimées pour la première fois les proclamations de l’empereur et de la garde impériale à l’armée, apportées de l’île d’Elbe et dictées par Napoléon lui-même.

Épuisé de fatigue et n’espérant plus rien, il se coucha sur le banc de pierre qui est à la porte de cette imprimerie.

Une vieille femme sortait de l’église en ce moment. Elle vit cet homme étendu dans l’ombre. — Que faites-vous là, mon ami ? dit-elle.

Il répondit durement et avec colère : — Vous le voyez, bonne femme, je me couche.

La bonne femme, bien digne de ce nom en effet, était madame la marquise de R.

— Sur ce banc ? reprit-elle.

— J’ai eu pendant dix-neuf ans un matelas de bois, dit l’homme, j’ai aujourd’hui un matelas de pierre.

— Vous avez été soldat ?

— Oui, bonne femme. Soldat.

— Pourquoi n’allez-vous pas à l’auberge ?

— Parce que je n’ai pas d’argent.

— Hélas, dit madame de R., je n’ai dans ma bourse que quatre sous.

— Donnez toujours.

L’homme prit les quatre sous. Madame de R. continua : — Vous ne pouvez vous loger avec si peu dans une auberge. Avez-vous essayé pourtant ? Il est impossible que vous passiez ainsi la nuit. Vous avez sans doute froid et faim. On aurait pu vous loger par charité.

— J’ai frappé à toutes les portes.

— Eh bien ?

— Partout on m’a chassé.

La « bonne femme » toucha le bras de l’homme et lui montra de l’autre côté de la place une petite maison basse à côté de l’évêché.

— Vous avez, reprit-elle, frappé à toutes les portes ?

— Oui.

— Avez-vous frappé à celle-là ?

— Non.

— Frappez-y.