Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome III.djvu/427

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
411
RELIQUAT DES MISÉRABLES.

tiel : — Le mari doit protection à la femme, la femme doit obéissance au mari. — Puis, faisant ce geste du buste propre aux personnes officielles et dirigeant sa poitrine vers le marié, il l’interpella.

Le marié, souriant, se tourna à demi vers sa fiancée, et la foule put le voir. C’était un assez bel homme, un peu fatigué.

L’auditoire fit silence.

— Félix de Tholomyès, dit le maire, consentez-vous à prendre pour femme…

En ce moment, au milieu de toute cette attention muette, on entendit ce mot dit tout haut par une petite voix douce :

— Papa.

Le maire s’interrompit, toutes les têtes se tournèrent, et l’on vit au milieu de la foule, dans les bras d’une femme, une petite fille en guenilles qui regardait fixement le marié avec de grands yeux calmes.

L’enfant, inattentive à la subite émotion dont elle était le centre, répéta avec gravité : Papa.

C’était Cosette.

Tous les regards allèrent de Cosette à Tholomyès. Il était très pâle. Il se tourna à demi vers Cosette.

— Ça ? dit-il. Je ne sais pas ce que c’est.

L’enfant ouvrit ses grands yeux bleus plus grands encore, lui tendit ses petits bras, et, pour la troisième fois, répéta : Papa.

La mariée se trouva mal. M. Brouable fronça un sourcil décisif.

La petite recommença et jeta encore une fois dans la cérémonie déconcertée ces deux syllabes : Papa.

Ce fut comme un coup de foudre qui sortirait d’une fleur.

Il y eut brouhaha.

La Magnon s’esquiva. Ce n’était pas plus son affaire que celle de Tholomyès. Dans la cour, elle jura aux commères environnantes qu’elle n’avait jamais eu d’enfant de ce monsieur, ce qui était vrai. Et elle emporta Cosette qui criait dans la rue : Papa ! Papa !

La Magnon avait eu beau disparaître, le père avait froncé le sourcil.

— C’est là un enfant, dit-il. Je m’y connais.

Le mariage fut manqué.


Tholomyès s’en retourna dans son département. Il y oublia vite cette histoire désagréable. Pendant quatre ou cinq mois, il lui arriva pourtant de penser quelquefois à cette petite. Il y pensait avec indignation. Il est en effet très pénible pour un honnête homme d’être poursuivi à ce point par une frasque de jeunesse. C’est de l’acharnement.

Puis, philosophe après tout, il n’y songea plus.

Nous n’apprendrons rien au lecteur en lui disant que Tholomyès, dépaysé de Paris, retrouva un autre excellent mariage, cette fois dans sa province, qu’il fit bien ses affaires, qu’il devint quelque chose comme un riche avoué, et que c’est aujourd’hui un électeur sage et un juré très sévère.