Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome III.djvu/34

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
18
LES MISÉRABLES. — FANTINE.

usurier, nommé M. Géborand, lequel avait gagné un demi-million à fabriquer de gros draps, des serges, des cadis et des gasquets. De sa vie M. Géborand n’avait fait l’aumône à un malheureux. À partir de ce sermon, on remarqua qu’il donnait tous les dimanches un sou aux vieilles mendiantes du portail de la cathédrale. Elles étaient six à se partager cela. Un jour, l’évêque le vit faisant sa charité et dit à sa sœur avec un sourire : — Voilà monsieur Géborand qui achète pour un sou de paradis.

Quand il s’agissait de charité, il ne se rebutait pas, même devant un refus, et il trouvait alors des mots qui faisaient réfléchir. Une fois, il quêtait pour les pauvres dans un salon de la ville. Il y avait là le marquis de Champtercier, vieux, riche, avare, lequel trouvait moyen d’être tout ensemble ultra-royaliste et ultra-voltairien. Cette variété a existé. L’évêque, arrivé à lui, lui toucha le bras : — Monsieur le marquis, il faut que vous me donniez quelque chose. Le marquis se retourna et répondit sèchement : — Monseigneur, j’ai mes pauvres. — Donnez-les-moi, dit l’évêque.

Un jour, dans la cathédrale, il fit ce sermon :

« Mes très chers frères, mes bons amis, il y a en France treize cent vingt mille maisons de paysans qui n’ont que trois ouvertures, dix-huit cent dix-sept mille qui ont deux ouvertures, la porte et une fenêtre, et enfin trois cent quarante-six mille cabanes qui n’ont qu’une ouverture, la porte. Et cela, à cause d’une chose qu’on appelle l’impôt des portes et fenêtres. Mettez-moi de pauvres familles, des vieilles femmes, des petits enfants, dans ces logis-là, et voyez les fièvres et les maladies ! Hélas ! Dieu donne l’air aux hommes, la loi le leur vend. Je n’accuse pas la loi, mais je bénis Dieu. Dans l’Isère, dans le Var, dans les deux Alpes, les hautes et les basses, les paysans n’ont pas même de brouettes, ils transportent les engrais à dos d’hommes ; ils n’ont pas de chandelles, et ils brûlent des bâtons résineux et des bouts de corde trempés dans la poix résine. C’est comme cela dans tout le pays haut du Dauphiné. Ils font le pain pour six mois, ils le font cuire avec de la bouse de vache séchée. L’hiver, ils cassent ce pain à coups de hache et ils le font tremper dans l’eau vingt-quatre heures pour pouvoir le manger. — Mes frères, ayez pitié ! voyez comme on souffre autour de vous. »

Né provençal, il s’était facilement familiarisé avec tous les patois du midi. Il disait : — Eh bé ! moussu, ses sagé ? comme dans le bas Languedoc. — Onté anaras passa ? comme dans les basses Alpes. — Puerte un houen mouton emhe un houen froumage grase, comme dans le haut Dauphiné. Ceci plaisait au peuple, et n’avait pas peu contribué à lui donner accès près de tous les esprits. Il était dans la chaumière et dans la montagne comme chez lui. Il savait dire les choses les plus grandes dans les idiomes les plus vulgaires. Parlant toutes les langues, il entrait dans toutes les âmes.