Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome III.djvu/264

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
248
LES MISÉRABLES. — FANTINE.

des actes de sa conscience n’avait été définitif. Il était plus que jamais comme au premier moment.

Pourquoi allait-il à Arras ?

Il se répétait ce qu’il s’était déjà dit en retenant le cabriolet de Scaufflaire, — que, quel que dût être le résultat, il n’y avait aucun inconvénient à voir de ses yeux, à juger les choses par lui-même ; — que cela même était prudent, qu’il fallait savoir ce qui se passerait ; — qu’on ne pouvait rien décider sans avoir observé et scruté ; — que de loin on se faisait des montagnes de tout ; qu’au bout du compte, lorsqu’il aurait vu ce Champmathieu, quelque misérable, sa conscience serait probablement fort soulagée de le laisser aller au bagne à sa place ; — qu’à la vérité il y aurait là Javert, et ce Brevet, ce Chenildieu, ce Cochepaille, anciens forçats qui l’avaient connu ; mais qu’à coup sûr ils ne le reconnaîtraient pas ; — bah ! quelle idée ! — que Javert en était à cent lieues ; — que toutes les conjectures et toutes les suppositions étaient fixées sur ce Champmathieu, et que rien n’est entêté comme les suppositions et les conjectures ; — qu’il n’y avait donc aucun danger.

Que sans doute c’était un moment noir, mais qu’il en sortirait ; — qu’après tout il tenait sa destinée, si mauvaise qu’elle voulût être, dans sa main ; — qu’il en était le maître. Il se cramponnait à cette pensée.

Au fond, pour tout dire, il eût mieux aimé ne point aller à Arras.

Cependant il y allait.

Tout en songeant, il fouettait le cheval, lequel trottait de ce bon trot réglé et sûr qui fait deux lieues et demie à l’heure.

À mesure que le cabriolet avançait, il sentait quelque chose en lui qui reculait.

Au point du jour il était en rase campagne ; la ville de Montreuil-sur-mer était assez loin derrière lui. Il regarda l’horizon blanchir ; il regarda, sans les voir, passer devant ses yeux toutes les froides figures d’une aube d’hiver. Le matin a ses spectres comme le soir. Il ne les voyait pas, mais, à son insu, et par une sorte de pénétration presque physique, ces noires silhouettes d’arbres et de collines ajoutaient à l’état violent de son âme je ne sais quoi de morne et de sinistre.

Chaque fois qu’il passait devant une de ces maisons isolées qui côtoient parfois les routes, il se disait : il y a pourtant là-dedans des gens qui dorment !

Le trot du cheval, les grelots du harnais, les roues sur le pavé, faisaient un bruit doux et monotone. Ces choses-là sont charmantes quand on est joyeux et lugubres quand on est triste.

Il était grand jour lorsqu’il arriva à Hesdin. Il s’arrêta devant une auberge pour laisser souffler le cheval et lui faire donner l’avoine.